Dans notre monde qui change, notamment grâce à l’essor du numérique dans toutes ses déclinaisons, il devient facile de tout savoir sur tout et sur tout le monde. Du reste, beaucoup sont ceux qui s’« exposent », que ce soit en se racontant sur Facebook par exemple, en donnant leur avis sur tout via Twitter notamment, ou encore en ne cachant rien de leur(s) réalité(s) au travers de YouTube, Snapchat ou Instagram. Nous pourrions dès lors avoir l’impression que la vérité s’étale au grand jour. Pourtant, rien n’est moins sûr. Car la vérité peut diverger de ce que l’on donne à voir de la réalité et demande une certaine forme de courage. D’ailleurs, « qu’est-ce que la vérité ? » pour reprendre la célèbre formule de Pilate, alors que Jésus venait d’affirmer qu’il était venu « rendre témoignage à la vérité » (Jean 18.37-38).

 

Des « témoignages », le site Web et l’association Témoins en ont forcément à partager. Il n’est peut-être pas inutile de rappeler qu’à l’époque du Nouveau Testament, le mot « témoin » n’avait pas la connotation d’objectivité, de neutralité qu’il a acquis dans des temps plus récents. Si un témoin avait vocation à raconter des faits, il le faisait en assumant sa part de vérité, son interprétation, sa subjectivité. Dans la newsletter de ce mois-ci, des synthèses de livres font écho d’un certain parti-pris. C’est avec une audace franche, mais généreuse et bienveillance, qu’il est question des « Urgences pastorales » dont parle Christoph Théobald qui montre combien il est essentiel pour l’Eglise de se décentrer d’elle-même pour vivre une transformation missionnaire. C’est d’une certaine manière ce qui se vit à l’Eglise Saint-Merry, où le discours ecclésial traditionnel qui sépare le sacré du non-sacré est dépassé au bénéfice d’une « praxis qui seule peut produire une parole vivante ». Quant à Pablo Servigne et Gauthier Chapelle, eux montrent combien il est probablement utile de considérer à frais nouveaux notre regard sur l’entraide, bien plus générale et présente qu’on ne pourrait le penser et le distinguer, il fallait le dire. Regarder les choses avec le courage de la vérité, c’est aussi ce qui se vivra, nous l’espérons, lors de la prochaine journée d’étude organisée par Témoins qui explorera les parcours de foi en lien avec la culture numérique actuelle.

 

Cette « authenticité », dont Charles Taylor distingue la marque de notre « Age », me fait penser à la notion de parrèsia. Elle a émergé il y a bien longtemps et a plutôt disparu, non seulement de notre vocabulaire mais peut-être aussi de nos schémas conceptuels, alors que les temps que nous vivons pourraient nous inviter à la redécouvrir. Littéralement, la parrèsia, c’est le franc-parler (pan = tout, rèma = dire). Le terme est issu de la sphère politique grecque où à l’origine les citoyens étaient invités à la franchise. Michel Foucault, a consacré les deux dernières années de sa vie à explorer la notion de parrèsia, dans son usage originel comme dans ses usages ultérieurs. C’est lui qui, notamment dans son livre Discours et vérité (Paris, Vrin, 2016, qui reprend et traduit le cycle de conférences de Michel Foucault à Berkeley en 1983), distingue cinq caractéristiques majeures de la parrèsia : 1) C’est d’abord l’expression d’un opinion personnelle, qui tranche avec la rhétorique habituelle qui ne cherche qu’à faire de l’effet ; avec la parrèsia, il s’agit de convaincre en disant vraiment ce que l’on pense. 2) La parrèsia est cependant plus que la sincérité ou la franchise, elle est de l’ordre de la vérité où l’ont dit ce que l’on sait être vrai, ce qui génère une coïncidence entre croyance et vérité. 3) La parrèsia implique également une forme de courage, elle est liée à un risque dans la prise de parole, celui du danger d’être différent ou mal compris. 4) C’est d’autant plus vrai que la parrèsia est aussi une forme de critique, de soi ou des autres, qui va de pair avec certaine remise en question de l’ordre établi. 5) Enfin, la parrèsia est de l’ordre du devoir, de cette nécessité de s’exprimer. N’y aurait-il pas besoin de retrouver cette audace aujourd’hui, dans un monde où les formes institutionnelles de vécu de la foi marquent le pas. C’est probablement en donnant toute sa valeur à une authenticité volontariste que les chrétiens pourront être le plus pertinent, en osant une approche critique certes, mais personnelle et assumée, respectueuse d’autrui et courageuse. Un peu dans la lignée de l’apôtre Paul, ne sommes-nous pas appelés à laisser cours à cette force intérieure qui nous pousse à témoigner : « Si j’annonce l’Evangile, ce n’est pas pour moi un sujet de gloire, car la nécessité m’en est imposée, et malheur à moi si je n’annonce pas l’Evangile ! (1 Corinthiens 9.16).

 

C’est d’autant plus utile que la Bible est loin d’être ignorante de cette notion de parrèsia, qui y apparaît 41 fois. Elle décrit l’attitude de Jésus qui, à la fin de son ministère, dit ouvertement à ses disciples ce qui va arriver. Le terme dépeint ensuite les apôtres qui à la suite de Jésus, font preuve de l’audace du témoignage. Ce franc-parler courageux associé à une liberté de langage se retrouve logiquement chez Paul. En effet, la parrèsia est indéniablement pour quelque chose dans le développement de l’Eglise. Finalement, dans l’épître aux Hébreux ou dans les épîtres de Jean, la parrèsia devient également l’authenticité devant Dieu lui-même, dans une attitude spirituelle pleine de confiance. Ceci étant, et à la différence des philosophes cyniques, ardents défenseurs d’une parrèsia virulente et probablement volontairement dérangeante, la Bible met aussi en garde contre les effets négatifs d’une langue trop acérée. L’authenticité et l’audace du franc-parler ne va pas forcément de pair avec la violence verbale et l’absence de respect d’autrui, au contraire. L’apôtre Jacques a montré que « si quelqu’un ne trébuche pas lorsqu’il parle, il est un homme parfait, capable de tenir en bride son corps entier », et il ajoute : « La langue est un petit membre et se vante de grands effets. Voyez comme il faut peu de feu pour faire flamber une vaste forêt » (Jacques 4.3-5). Ainsi, le parrèsiaste d’hier comme d’aujourd’hui pourrait plutôt s’inspirer d’un Socrate, défenseur lui aussi de la parrèsia, mais de manière équilibrée… On raconte qu’un jour, quelqu’un est venu le voir et lui a dit : Ecoute Socrate, il faut que je te raconte comment ton ami s’est conduit. Arrête ! interrompit l’homme sage. As-tu passé ce que tu as à me dire à travers les trois tamis ? Trois tamis ? dit l’autre, rempli d’étonnement. Oui, mon bon ami : trois tamis. Examinons si ce que tu as à me dire peut passer par les trois tamis. Le premier est celui de la vérité. As-tu contrôlé si ce que tu as à me dire est vrai ? Non, je l’ai entendu raconter, et… Bien, bien. Mais assurément, tu l’as fait passer à travers le deuxième tamis. C’est celui de la bonté. Ce que tu veux me dire, si ce n’est pas tout à fait vrai, est-ce au moins quelque chose de bon ? Hésitant, l’autre répondit : non, ce n’est pas quelque chose de bon, au contraire… Hum, dit le Sage, essayons de nous servir du troisième tamis et voyons s’il est utile de me raconter ce que tu as à me dire… Utile ? pas précisément. Eh bien, dit Socrate en souriant, si ce que tu as à me dire n’est ni vrai, ni bon, ni utile, je préfère ne pas le savoir, et quant à toi, je te conseille de l’oublier…

 

S’il est donc sage de s’abstenir de parler pour ne rien dire (de vrai, de bon et d’utile), il est urgent et important d’oser proclamer les convictions qui habitent nos cœurs. Etre témoins du Christ aujourd’hui implique probablement de faire preuve de parrèsia. Elle met en marche et c’est précisément la vocation de l’Eglise, d’être ce mouvement d’hommes et de femmes, de jeunes et de moins jeunes, qui osent l’audace de vivre et de partager ce qui fait sens dans leur vie, un sens dont le cap est donné par celui qui a osé dépasser les traditions religieuses au bénéfice de la spiritualité du Royaume !

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