L’Écriture et l’autorité de Dieu selon Tom Wright

Les différentes églises chrétiennes se reportent à l’Ecriture comme fondement de leur enseignement et de leur pratique, quelles que soient les modalités de cette relation. À travers les courants théologiques qui les traversent, des divergences se font aujourd’hui entendre. Bien plus, au-delà des cadres institutionnels, là ou se manifeste une quête individuelle, là où apparaissent des “itinéraires hors-piste”, là où des groupes informels se mettent en route, des interrogations sur le texte biblique se font jour. On y perçoit l’ombre portée des débats entre exégètes et théologiens, tels qu’ils se sont développés au cours des trois derniers siècles, et éventuellement plus anciennement. Le bruit des polémiques a généré un trouble que, par-ci, par-là, les médias entretiennent. Si l’usage de la Bible comme nourriture spirituelle se répand peu à peu, les questionnements portent davantage sur la crédibilité du texte biblique comme fondement de grandes vérités sur le monde et sur la vie. Dans certains milieux, le crédit accordé aux textes varie selon les idéologies, les projections et les humeurs. En réaction contre cette incertitude et cette incohérence ambiantes, d’autres milieux chrétiens expriment des attitudes tranchées. Ainsi invoque-t-on l’autorité de la Bible. Mais qu’est ce que cela veut-il dire au juste?
Certes, face à ces remous, on peut trouver des réponses dans un bon sens spirituel et théologique qui ne fait pas défaut. Et, aujourd’hui, on peut constater aussi une interaction entre l’oeuvre de l’Esprit et la lecture de la Bible.
Cependant, comme se développe actuellement une aspiration à “faire église autrement”, elle appelle en regard une inspiration forte. On trouvera cette inspiration dans la Parole de Dieu qui parcourt le récit biblique. Mais pour éclairer la lecture de l’Ecriture, on a besoin aujourd’hui de repères solides. Aussi le livre de Tom (N.T.) Wright sur “la Bible et l’autorité de Dieu” (Scripture and the authority of God) vient-il à point (1). En effet, Tom Wright est une personnalité exceptionnelle pour en traiter, car il allie des qualités d’historien et d’exégète à des convictions fortes capables de résister aux pressions idéologiques et aux entraînements de la mode. Et il a contribué lui-même d’une façon exemplaire au progrès de la recherche sur le Nouveau Testament en mettant en regard la vie, les paroles de Jésus et la culture juive de l’époque (2). Ainsi avons-nous là un excellent guide pour éclairer notre lecture de la Bible.

 

L’autorité de Dieu à travers l’Ecriture

L’autorité de l’Ecriture est une expression répandue dans certains milieux chrétiens qui affichent ainsi un besoin de certitude. Dans d’autres milieux, en réaction contre les impositions et les enfermements vécus dans le passé, le terme lui-même ne serait pas accepté. Et pourtant, on a besoin de points de repère et même de garanties. C’est une attitude répandue aujourd’hui face aux menaces multiples qui se profilent aujourd’hui en matière d’alimentation, de santé… par exemple. Alors, dans notre vécu chrétien, quelle autorité pouvons-nous accorder à la Bible?
Tom Wright nous apporte un fil conducteur pour comprendre ce qui est exprimé par le terme : autorité de l’Ecriture. Ce terme, nous dit-il, ne peut faire sens que si on l’entend comme un raccourci, une abréviation d’une réalité bien plus vaste : “l’autorité du Dieu trinitaire qui, d’une manière ou d’une autre, s’exerce à travers l’Ecriture”. Tom Wright rappelle que toute autorité vient de Dieu. En quelque sorte, c’est Dieu qui délègue à l’Ecriture une part de son autorité.
Mais alors une autre question se pose : qu’est ce que l’autorité de Dieu ou celle de Jésus peut-elle signifier pour nous aujourd’hui ? Comment l’Ecriture nous parle-t-elle elle-même de cette autorité ? En fait, elle l’envisage dans le cadre d’un concept bien plus dynamique, celui de la souveraineté de Dieu, du “royaume”. Ce n’est pas le type d’autorité qui consiste à édicter des règles et à donner des ordres. Ceci apparaît clairement dans les Evangiles où “l’autorité” de Jésus se manifeste à la fois dans la puissance de guérison et la force de son enseignement, lesquelles sont entendues par Jésus, comme par les auteurs des Evangiles, comme faisant partie de l’irruption du Royaume de Dieu. Et cette action du “Royaume de Dieu” échappe à l’usage qu’on a pu en faire durant les deux ou trois derniers siècles de notre culture, mais elle doit être envisagée dans le cadre des aspirations d’Israël à la fois dans l’Ancien Testament (Les psaumes, Esaïe, Daniel, etc.) et l’univers du temps de Jésus. Mais pourquoi invoque-t-on cette “royauté de Dieu”, dans une expression qui peut aujourd’hui nous surprendre ? “Dans l’Ancien Testament et le judaïsme ultérieur, cette question est soulevée par la présence d’un mal radical à l’intérieur d’une bonne création et du peuple de l’alliance lui-même… Sans l’existence du problème du mal, il n’y aurait pas besoin d’invoquer l’autorité ou le royaume de Dieu. Elle serait vécue comme naturelle…” (p.26).
“Les auteurs bibliques vivent la tension de croire à la fois que, dans un sens, Dieu a toujours été souverain dans le monde, et que, dans un autre sens, cette souveraineté, ce pouvoir salvateur est quelque chose qui doit éclater à nouveau dans un monde de corruption, de déchéance et de mort avec lequel la rébellion, l’idolâtrie et le péché de l’homme sont si étroitement liés… L’espérance juive attend du royaume de Dieu qu’il fasse irruption dans le monde pour libérer les hommes de l’oppression et remettre en ordre l’univers. Quand l’Apocalypse parle de Dieu et de l’Agneau de Dieu en train de recevoir puissance, honneur et gloire, c’est parce que, à travers la victoire de l’Agneau en train de recevoir puissance, honneur et gloire, l’ensemble de la création est sauvé du mal et de la mort, et ramené dans l’harmonie pour laquelle elle a été conçue. “L’autorité” de Dieu, si nous devons la situer maintenant, est la puissance souveraine qui réalise le renouvellement de la création. L’autorité spécifique sur les êtres humains, et notamment l’Eglise, doit être envisagée comme une part d’un ensemble bien plus large” (p.21).
La Bible nous apporte le grand récit à travers lequel cette vision nous est communiquée. “Elle n’est pas, pour commencer, un ensemble de règles, bien qu’elle en contienne. Elle n’est pas d’abord un recueil de doctrines, bien que, naturellement, elle nous communique de grandes vérités sur Dieu, Jésus, le monde et nous-même…C’est en terme de récit, ou d’histoire que la majeure partie de la Bible peut le mieux être décrite” (p.19). Cette histoire suscite des leçons, des enseignements, et c’est ainsi qu’elle va manifester une influence, exercer une autorité.
L’autorité de la Bible a pu être invoquée dans un mouvement de protestation contre des adversaires en situation de pouvoir. Bien entendu, l’enjeu est bien plus vaste. Élargissons la perspective. Le rôle de l’Ecriture ne se limite pas à apporter une juste information sur l’oeuvre de Dieu, mais elle est moyen de l’action de Dieu en nous et à travers nous pour réaliser cette oeuvre. Par ailleurs, on ne devrait pas confondre piété et autorité. Dieu ne parle pas seulement à travers l’Ecriture, mais de nombreuses façons, y compris à travers la création elle-même, et, d’une façon suprême, à travers la Parole Vivante, le Verbe fait chair (Jean 1/14) (p.24).
L’autorité, particulièrement lorsque nous l’envisageons dans le mouvement du royaume de Dieu, a une place éminente. C’est la puissance souveraine de Dieu qui s’étend à toute la création pour juger et guérir.
C’est l’amour de Dieu en Jésus Christ détruisant le péché et suscitant une nouvelle création. C’est le souffle vigoureux de l’Esprit (p.24).

 

Le projet de Dieu.

À travers la Bible, de l’Ancien Testament aux écrits de l’Eglise apostolique, le projet de Dieu est en marche et se révèle.

* L’Écriture au sein du peuple du royaume.
À travers les saintes écritures, Israël a sans cesse découvert qui était le vrai Dieu et comment les objectifs du royaume étaient moteurs.
La “Parole divine” s’est exprimée à travers ces écrits. “Ce n’est pas un synonyme pour les écritures, mais une étrange présence personnelle, créant, jugeant, guérissant, recréant” (Psaume 33/6, Jérémie 23/21, Esaïe 40/8, 55/10-11). C’est comme si la “Parole de YHWH” était un immense réservoir plein de la sagesse et de la puissance divine, dans lequel les prophètes et les auteurs de la Bible puisaient pour que cette Parole puisse s’écouler à travers eux pour irriguer le peuple de Dieu (p.28). Dieu parle, les hommes à son image parlent. Et les paroles changent les choses à travers des promesses, des injonctions, des déclarations d’amour ou d’opposition implacable au mal. Cette réalité trouve aujourd’hui un écho et un éclairage, dans une notion récemment mise en évidence en linguistique, celle de parole-actes, des actions qui se réalisent en conséquence de ce qui a été dit. “Pour essayer de résumer le rôle que les écritures ont joué en Israël, nous aurions besoin de dire quelque chose comme ceci : l’activité souveraine de Dieu, dans, à travers, à et pour Israël par le moyen de la Parole écrite et orale” (p.30). “Dieu parla et cela fut fait”. La Parole elle-même, comme dans Esaïe, 40/8 et 55/11, porte puissance et vie nouvelle.

* Jésus et l’Ecriture.
Jésus a accompli ce que l’Ecriture avait indiqué. “À la lumière d’une étude historique, la compréhension de sa proclamation, de son action, de sa mort, et de sa résurrection suggère qu’au coeur de son oeuvre, il y a la conscience d’amener le récit de l’Ecriture à son paroxysme et d’offrir à Dieu l’obéissance grâce à laquelle le royaume pourra s’accomplir” (p.31). Jésus s’inscrit dans la pensée et la pratique bibliques. “Cela signifie qu’en lui et à travers lui, le mal est combattu et vaincu, et que le pardon et le renouveau viennent à éclosion. L’alliance est renouvelée. La nouvelle création est inaugurée. L’oeuvre que Dieu a faite à travers l’écriture de l’Ancien Testament est accomplie par Jésus dans sa vie publique, sa mort, sa résurrection et son envoi de l’Esprit” (p.32). C’est dans ce contexte qu’on peut comprendre la relation de Jésus à l’Ecriture. Avec lui, c’est tout le récit biblique qui porte fruit. La parole de Jésus selon laquelle il n’est pas venu abolir la loi, mais l’accomplir (Mat 5/17-18) peut s’interpréter ainsi. Et si Jésus a compris sa vocation et son identité dans les termes de l’Ecriture, la première Eglise a appris très vite à lire cette Ecriture à la lumière de ce qu’elle avait découvert en Jésus. C’est le sens du texte relatant la rencontre des deux disciples sur la route d’Emmaüs (Luc 24). À la lumière du grand récit de l’Ecriture dans toute sa dynamique, la Nouvelle Alliance apparaît dans toute sa dimension, à la fois accomplissement et transformation de l’ancienne”.

* La “Parole de Dieu” et l’Ecriture dans l’Eglise apostolique.
“La première prédication apostolique n’a été ni un message juif avec Jésus ajouté à la fin, ni une annonce se suffisant à elle-même d’une nouvelle religion coupée de ses racines juives, mais plutôt l’histoire de Jésus comme l’accomplissement du récit de l’Alliance de l’Ancien Testament et ainsi comme la bonne nouvelle, l’évangile, une force créatrice qui appelait l’Eglise à l’existence et mettait en forme sa mission et sa vie” (p.35). C’est une réponse aux questionnements qui s’étaient développés au cours des siècles antérieurs. C’est un événement qui prend place dans un paysage et lui donne sens. C’est la conscience que la Parole est au coeur de la vie et la mission de l’Eglise. Cette Parole peut être résumée en ces termes: “C’est l’histoire de Jésus (particulièrement sa mort et sa résurrection) énoncée comme l’apogée de l’histoire de Dieu et d’Israël et s’offrant ainsi elle même comme la vraie histoire du monde et la force motrice de l’Eglise”. Cette histoire, cette Parole portent une puissance, le pouvoir de changer les esprits, les coeurs, les vies. La Parole crée ainsi de nouvelles situations, de nouvelles opportunités. Elle ouvre la voie du royaume de Dieu : une vie nouvelle pour un monde nouveau jusqu’à la remise en ordre du cosmos. C’est dans ce mouvement que s’élaborent les écrits qui vont constituer le Nouveau Testament. Et ces écrits portent la même puissance, “la même autorité dans l’action” que celle qui caractérise la prédication initiale de la Parole. Envisagée dans son cadre historique, cette production reflète une grande variété de situations et de cultures. Ainsi il n’y a guère de contradictions. La focalisation sur les divergences est le produit des catégories occidentales des siècles récents appliquées à une réalité toute autre.
Parce que les premiers Chrétiens croyaient que l’histoire d’Israël était venue à son accomplissement en Jésus, ils ont développé une lecture nouvelle de la Bible. Ils ont été amenés à réfléchir sur le problème de la continuité et de la discontinuité avec l’Ancien Testament. “La continuité est perçue par exemple dans la première insistance des Chrétiens sur le monde comme la bonne création de Dieu, sur l’engagement souverain de Dieu contre le mal, sur l’alliance avec Abraham comme le cadre dans lequel Dieu achèverait son projet universel, sur l’appel à la sainteté, à une humanité authentique et renouvelée contre la déshumanisation du monde de l’idolâtrie et de l’immoralité païenne” (p.41). On connaît les discontinuités déjà annoncées par l’attitude de Jésus. Les premiers Chrétiens ont laissé de côté certaines parties, non parce ce qu’elles n’étaient pas bonnes ou pas données par Dieu, mais parce qu’elles avaient été données pour un objectif temporaire qui était maintenant accompli. Une image peut éclairer ce travail de discernement.
Lorsque des voyageurs, après avoir traversé un grand océan, arrivent enfin au nouveau rivage, ils laissent leur navire derrière eux et poursuivent leur voyage sur la terre ferme. Ils abandonnent leur bateau, non pas parce que ce bateau n’aurait pas été bon ou parce que le voyage se serait mal passé, mais parce que le bateau et le voyage ont atteint leur but.
Le christianisme ne répète pas les premières étapes de l’histoire, de même qu’il ne répète pas l’événement unique accompli par Jésus. Il les célèbre et construit à partir d’eux.
Dans ce travail de discernement, la Parole est à l’oeuvre. “Le Nouveau Testament a émergé comme l’expression écrite de cette Parole au sein de laquelle les premiers Chrétiens savaient qu’ils vivaient et dans laquelle ils trouvaient la vie dans toute sa plénitude. Il était acquis, depuis le départ que cette Parole avait fait irruption et continuerait à le faire dans la vie, la culture, les aspirations et les représentations” (p.43). Et donc cette Parole accomplissait le même travail de discernement par rapport à la culture du monde environnant, non juif, dans lequel les premiers chrétiens étaient appelés à vivre.
“Paul parle “d’amener toute pensée captive à l’obéissance à Christ” (2 Corinthiens 10/4) et il peut percevoir une profonde ressemblance entre la notion de bien et de mal dans le monde environnant et celle à laquelle l’Eglise chrétienne adhère (Romains 12/9,17, Philippiens 4/8).
Mais, en même temps, dans la culture locale, il y avait aussi beaucoup de pratiques et de représentations auxquelles l’Eglise devait s’opposer.

À nouveau et à nouveau, la prédication apostolique, produisant les écrits du Nouveau Testament, guidait la première Eglise dans la relation entre le contexte culturel et le chemin de l’humanité nouvelle. Dieu était à l’oeuvre pour déraciner le mal et donner naissance à une nouvelle création.
Le Nouveau Testament est ainsi en relation de dialogue avec l’ensemble de la culture humaine. Il se présente comme la charte de la Nouvelle Alliance, le livre qui raconte l’histoire à travers laquelle les Chrétiens sont formés et transformés pour être le peuple de Dieu pour le monde de Dieu (p.44).
Aujourd’hui, dans le mouvement de la Parole et, à partir de l’Ecriture, n’avons-nous pas également un travail de discernement à accomplir dans la culture de ce temps?

 

Lire la Bible aujourd’hui. Quelles difficultés à surmonter?

Ainsi, à travers la lecture de la Bible, nous entrons dans le projet de Dieu pour y participer. Mais aujourd’hui, nous voyons bien autour de nous les difficultés rencontrées dans cette lecture. Il y a ceux qui ne se fient plus vraiment à la crédibilité des textes et suivent, en conséquence, les humeurs du temps. À l’inverse, et souvent en réaction contre les premiers, il y a ceux qui s’attachent à la lettre des textes sans prendre le recul nécessaire et s’arrêtent donc parfois à des interprétations réductrices, voire dangereuses.
Dans les deux cas, l’approche de Tom Wright permet de dépasser ces déformations, car elle apporte une vision plus large, solidement fondée au plan historique et exégétique. Son livre nous permet de mieux comprendre les origines de ces difficultés à travers l’histoire de ces derniers siècles.

 

L’héritage des Lumières.

Ici, on remonte au XVIIIè siècle, à l’ère des Lumières. Autant le développement d’une étude historique de l’Ecriture pour mieux en saisir le sens est un apport précieux, autant il est indispensable que cette étude se réalise sans parti pris. Or, un courant “rationaliste” s’est développé à l’époque et s’est appliqué à saper la crédibilité historique des textes bibliques. On peut s’interroger sur les motivations qui ont amené le développement de ce courant, par exemple une réaction contre certains excès de l’ordre religieux, mais Tom Wright se borne ici à un constat sur les caractéristiques de ce courant et ses effets. De fait, ce courant n’a pas seulement critiqué un certain nombre d’assertions chrétiennes. Il a également produit une vision du monde alternative : la croyance que l’histoire du monde, ayant été marqué jusque là par l’obscurité et la superstition, prenait un tournant décisif au XVIIIè siècle et parvenait à la Lumière, notamment à travers le progrès de la science et de la technologie. Face à cette perspective, la proposition chrétienne a été handicapée par un déplacement interne qui s’était réalisé au cours des siècles antérieurs. “Le christianisme avait bien déclaré que le royaume de Dieu avait été inauguré d’une façon décisive par Jésus lui-même à travers sa mort et sa résurrection” (p.64). Mais progressivement l’eschatologie avait perdu du terrain au profit de considérations éthiques et d’un accent porté principalement sur le salut individuel. Et dans les deux derniers siècles, une partie de la pensée chrétienne s’est réfugiée dans l’espoir du ciel après la mort en abandonnant le monde à ses contradicteurs séculiers.
Les études bibliques ont elles-mêmes été affectées par ces courants de pensée. Elles ont été influencées par l’environnement culturel. Aussi, toute prétention à une objectivité intemporelle est aujourd’hui déplacée. Aujourd’hui, la plupart des biblistes reconnaissent que leurs travaux ne peuvent être séparés du contexte dans lequels ils se situent.
Cependant, le renouvellement des études historiques au cours de ces dernières décennies a en fait modifié les données. L’analyse des contextes culturels juifs et gréco-romains du premier christianisme débouche sur des conclusions nouvelles. Ainsi reconnaît-on aujourd’hui l’importance des influences juives méconnues jusque-là par le protestantisme rationaliste. “Le climat de la recherche sur Jésus a changé radicalement au cours des trente dernières années” (p.70).
Tom Wright est ainsi engagé dans un combat épistémologique. Il veut aller plus loin dans la réflexion historique en montrant que beaucoup de problèmes ou de “contradictions” relevées par la critique moderniste sont en fait le produit de conceptions du monde étrangères au texte biblique et projetées sur lui. À partir des découvertes archéologiques et linguistiques qui ont permis l’élaboration d’outils plus performants, une bonne partie du vieux consensus “moderniste” est aujourd’hui remis en question sur le terrain même d’ou il était issu par un travail sérieux de reconstruction historique (p.70). Et, dans le même temps, il est possible de mettre en évidence des perspectives nouvelles jusque-là méconnues par certaines traditions ecclésiales. Ce mouvement va également à l’encontre des fondamentalistes qui affirment que “la Bible est vraie” en l’enfermant dans leurs propres interprétations et sans faire l’effort de recherche nécessaire.
Bref, il faut sortir d’un débat artificiel : d’un côté, des affirmations simplistes (“La Bible dit”) et, de l’autre, des insinuations (“Vous lisez le texte naïvement. Nous devons le lire dans son contexte. Cela change tout”).

 

La culture postmoderne

Aujourd’hui, un autre enjeu apparaît : Comment dialoguer avec la culture postmoderne qui s’est développée dans les dernières décennies ? Cette culture développe l’incertitude. Les philosophes postmodernes remettent ainsi en cause les grands récits qui produisent du sens en les suspectant de servir la cause de tel ou tel pouvoir. La modernité tardive avait tendu à réduire la recherche de la vérité à l’établissement des “faits” et à s’engager, tout azimut, dans cette recherche des “faits”. Cette tendance avait abouti à des excès, notamment en histoire et en sociologie. Maintenant la postmodernité s’est dirigée dans une direction opposée en prétendant que toute “vérité”, y compris les “faits” produits par les expériences scientifiques, peut dissimuler une forme de pouvoir. De même,on tend à réduire un certain nombre de concepts à la manière dont une société particulière construit sa perception de la réalité. Dès lors, le relativisme s’étend. Et, par ailleurs, la consistance de l’identité personnelle s’affaiblit elle aussi. “Ainsi, les trois propositions : comprendre le monde, comprendre la réalité, se comprendre soi-même, menacent de s’effondrer dans un nuage d’inconnaissance, dans le fait même de ne pas savoir ce que le savoir lui-même veut dire”(p.6).
En déconstruisant notre lecture des textes, l’approche postmoderne peut nous aider à prendre conscience de nos préjugés. Mais souvent elle aboutit à une remise en cause globale qui est elle-même le produit d’une idéologie. L’état d’esprit engendré par la post-modernité émousse l’impact du texte dans un climat de relativisme généralisé. En regard, Tom Wright propose une lecture de l’Ecriture mettant l’accent sur le récit et développant une attitude de réalisme critique.

 

Lectures en défaut

D’une façon très concrète, Tom Wright nous présente un ensemble de mauvaises interprétations (misreadings) qui polluent la lecture de la Bible (p.78-81).
A “droite”…
La lecture dualiste de l’enlèvement de l’Eglise (I Thessaloniciens 4) qui, ironiquement advient dans un milieu ou prévaut une compréhension matérialiste des promesses de l’Écriture (L’Évangile de la prospérité) et un racisme endémique.
Une lecture indifférenciée de l’Ancien et du Nouveau Testament qui s’accompagne d’une adhésion à l’idée d’un grand Israël ou du soutien à la peine de mort (à laquelle la plupart des Pères de l’Eglise s’opposaient).
Le christianisme libéral, voyant cela et l’associant à une sous culture avec laquelle il a d’autres différends, se définit lui même par son opposition à cette tendance.
A “gauche”…
La prétention à une lecture “objective” ou “neutre” du texte.
L’assertion que l’histoire ou la science moderne ont, soit “réfuté la Bible”, soit rendu quelques unes de ses affirmations centrales, indésirables ou incroyables.
L’argument de la relativité culturelle (La Bible est un livre ancien issu d’une culture différente si bien qu’on ne peut l’invoquer sérieusement dans le monde moderne).
La caricature de l’enseignement biblique sur certains sujets en vue de pouvoir rejeter cet enseignement sur d’autres sujets (En dépit d’assertions répétées, le Nouveau Testament permet le divorce en certaines circonstances. Il considère des femmes comme apôtres et diacres..)
Une tendance à discréditer le canon du Nouveau Testament et à privilégier d’autres livres.
Ces positions “libérales” bénéficiant d’un statut de pouvoir dans de nombreuses institutions ont naturellement suscité une réaction chez les chrétiens “conservateurs” qui, voyant cela et l’associant à des facteurs sociaux et culturels avec lesquels ils sont aussi en différend, se sont définis eux mêmes par leur opposition à cette tendance.
Aujourd’hui, l’Amérique du Nord a remplacé l’Allemagne comme lieu privilégié des études bibliques. Elle est parcourue par des “guerres bibliques (Bible wars), une polarisation des débats. Cette situation “fait ressortir un besoin urgent, celui d’une exégèse vigoureuse, enracinée dans l’histoire et orientée vers le Royaume” (p.81). “Un travail historique authentique est l’outil le plus approprié pour découvrir plus pleinement ce que les auteurs bibliques ont l’intention de dire. Étant admis que nos yeux sont conditionnés culturellement pour remarquer certaines choses et pas d’autres, nous avons néanmoins accès au passé. Un vrai travail historique est possible et il peut ouvrir notre regard” (p.82).
L’analyse de Tom Wright est éclairante, car elle permet de sortir de l’emprise du modernisme et du postmodernisme et d’éviter par ailleurs la myopie et l’agressivité des réactions conservatrices.

 

Une approche pour lire la Bible.

Cette approche nous apporte des clefs pour lire la Bible.
Nous sommes appelés notamment à comprendre la distinction fondamentale entre l’Ancien et le Nouveau Testament, pourquoi il y a cette distinction et ce qu’elle signifie (p.89). Si nous l’ignorons, nous entrons à nouveau dans le débat stérile entre les gens qui disent : “La Bible dit…”, et ceux dont la réponse est la suivante : “Oui, et la Bible dit aussi qu’on devrait lapider les adultères…”. En fait la Bible elle-même nous offre une voie à suivre. C’est de savoir où nous en sommes dans le déroulement du grand récit biblique et ce qui est approprié à chacune de ces étapes.
Tom Wright distingue cinq grandes périodes : la création ; “la chute” ; Israël ; Jésus et l’Eglise. Quelle que soit notre position vis-à-vis de ce plan, il est essentiel que nous comprenions l’Ecriture et notre relation à elle en terme d’un récit qui fait sens. Nous ne pouvons réduire l’Ecriture à une série de “vérités intemporelles”, ni à être seulement une nourriture pour notre piété, sans être profondément infidèle à ce que l’Ecriture veut nous apprendre.

Dans le plan proposé par Tom Wright, nous vivons au cinquième acte, le temps de l’Eglise. Cet acte commence à Pâques et à la Pentecôte. Les scènes d’ouverture se trouvent à la période apostolique. La charte est le Nouveau Testament. L’objectif, la scène finale, sont clairement exposés dans des passages comme Romains 8/1, Corinthiens 15 et Apocalypse 21-22. En vivant dans ce cinquième acte, nous avons une relation ambiguë avec les quatre premiers, non parce que nous ne sommes pas loyaux envers eux, mais justement parce que nous le sommes. Dans cette partie de l’histoire, nous devons agir de façon appropriée. Ce sera en continuité directe avec les actes précédents, mais cette continuité implique des discontinuités, un moment où des choses authentiquement nouvelles se produisent. Ainsi, nous ne pouvons assumer que nous vivons dans le jardin d’Eden, ni imaginer non plus que nous vivons dans un monde sans rédemption. Ainsi, nous ne pouvons soutenir que le mal, dont nous sommes tous conscients, est omniprésent et tout puissant dans le monde actuel et qu’on ne peut rien faire à ce sujet.
Nous ne sommes plus membres d’Israël avant le Christ; et ainsi, comme un exemple parmi beaucoup d’autres, nous n’avons pas à rebâtir le temple et à y offrir des sacrifices d’animaux. Nous ne vivons pas non plus au moment de la carrière publique de Jésus et, par exemple, nous n’avons pas à assumer la non annonce de l’Evangile aux non juifs. (p.91)
Vivre au cinquième acte, c’est être “conscient que nous vivons comme un peuple à travers lequel le récit biblique se dirige maintenant vers la destination finale” (p.91). Le Nouveau Testament est la charte fondatrice de ce cinquième acte. Nous nous reconnaissons comme les héritiers directs des églises de Corinthe, Ephèse, et des autres, et nous devons faire attention à ce qui leur a été dit, car cela nous concerne de la même façon. Le cinquième acte continue, et sa première scène reste la norme à partir de laquelle les improvisations des scènes ultérieures peuvent s’effectuer. Tom Wright nous donne par ailleurs de sages conseils pour lire l’Ecriture : vivre en dialogue avec les lectures précédentes, mettre en oeuvre les ressources de notre intelligence, lire la Bible dans le contexte de sa production, mais aussi de sa présence à notre aujourd’hui.
L’apport original de Tom Wright nous parait s’exprimer tout particulièrement dans la perspective globale qu’il nous propose.
“L’Écriture nous présente une image du plan de Dieu, souverain et sauveur pour l’ensemble du cosmos, inauguré dramatiquement par Jésus lui-même et maintenant destiné à être mis en oeuvre à travers la vie inspirée d’une Eglise qui est appelée à être précisément la communauté qui lit l’Ecriture. Et il nous est demandé de regarder d’abord à la mission de cette Eglise. Et nous découvrons ce qu’est cette mission seulement lorsque nous considérons ce qu’est le projet de Dieu pour le monde entier comme cela est par exemple indiqué dans : Genèse 1-2, Genèse 12, Esaie 40-56, Romains 8/1, Corinthiens 15, Ephésiens 1 et Apocalypse 21-22… “(p.84).
“L’Église est envoyée dans le monde au nom de l’Evangile, la bonne nouvelle qu’en Jésus Christ, le Dieu vivant a vaincu les puissances du mal et commencé le travail de la nouvelle création…. Dieu aime tant le monde qu’il aspire à le sauver de la folie, de l’oppression, de la méchanceté…” (p.85).
“Nous sommes appelés à travailler pour mettre en oeuvre la résurrection de Jésus et pour anticiper le jour où Dieu fera toute chose nouvelle…
L’Évangile, par lequel des individus viennent à une foi personnelle et parviennent ainsi à une transformation radicale de leur vie, est la personnalisation d’une oeuvre encore plus vaste : le développement du corps de Christ, une anticipation vivante, inspirée de la création finale. La puissance de Dieu pour accomplir cette oeuvre est délivrée à travers l’action conjointe de la puissance de l’Esprit et la Parole écrite ou orale. Cette Parole est normalement celle de l’Ecriture” (p.85). “L’autorité de l’Ecriture fait sens au sein de l’avancée du royaume de Dieu à tous les niveaux depuis la dimension cosmique et politique jusqu’au registre personnel” (p.86).

 

Une voie ouverte.

L’approche de Tom Wright nous paraît répondre à de fortes attentes. En effet, comme il l’a parfaitement décrit, notre lecture de la Bible s’effectue dans un environnement culturel qui suscite à ce sujet des incertitudes et génère des embûches. Il peut en résulter trouble ou raidissement. Qui n’a pas, à un moment de sa vie, rencontré des difficultés dans sa réflexion personnelle ou dans des conversations avec d’autres.
En regard, le livre de Tom Wright nous apporte un fil conducteur. En effet, à travers une rétrospective historique, il nous permet de comprendre l’origine de ces difficultés. Et il apporte, en même temps, des réponses. Son apport est d’autant plus important qu’il se fonde sur une expérience de chercheur dans le domaine du Nouveau Testament. En mettant en regard la proclamation de Jésus et la culture juive de l’époque, Tom Wright montre combien les différentes parties du puzzle se rejoignent au crédit de l’historicité des évangiles. Et, de même, en faisant apparaître la dynamique et la cohérence du grand récit qui parcourt la Bible, il nous permet d’accéder à une perspective d’ensemble au regard de laquelle les difficultés ponctuelles palissent. Cet apport est doublement fondé, car il s’appuie, à la fois, sur une connaissance experte et sur une approche globale qui fait sens, à la fois sur le plan de la compréhension et de la conviction.
C’est dire l’importance de ce livre pour tous ceux qui sont en recherche, et non moins pour les groupes de partage qu’ils peuvent former. À ce titre, le livre de Tom Wright est un guide essentiel pour tous ceux qui sont en route pour “faire église autrement”. Il est non moins important pour renouveler les études bibliques dans les églises plus classiques. Tom Wright nous présente l’Eglise comme la communauté qui lit l’Ecriture (“Spirit-reading community” p.84). Il nous dit aussi que “La Bible ne vit pas seulement à l’intérieur de l’Eglise, parce que l’Église (si elle est fidèle à sa vraie nature, à sa vraie vocation) est toujours ouverte au monde créé par Dieu” (p.4). D’ailleurs, dans son processus d’élaboration, la Bible elle-même résulte d’une oeuvre divine qui accomplit un travail de discernement dans la culture de l’époque.
Tom Wright nous montre comment ce travail s’est effectué dans le Nouveau Testament. Et il nous appelle aujourd’hui à lire la Bible en relation avec la culture contemporaine. Sa manière d’envisager le projet de Dieu, comme un processus portant le développement d’une “nouvelle création” est favorable à cette ouverture parce qu’elle embrasse à la fois les différents registres de la vie chrétienne de la dimension personnelle à une prise en compte de la vie sociale, culturelle, politique…
Tom Wright nous présente ainsi une dynamique dans laquelle notre lecture de la Bible est appelée à s’inscrire.. Son livre permet à tous les Chrétiens, quelle que soit leur dénomination, de clarifier les enjeux de la lecture de la Bible et de s’engager ainsi avec plus de pertinence et de conviction dans la dynamique du projet de Dieu.

Jean Hassenforder
Témoins. Mars 2006.

 

 

Notes

(1) Wright (N.T.). Scripture and the authority of God. SPCK, 2005. L’auteur, historien, exégète, a écrit plus d’une trentaine de livres dans lesquels s’exprime une recherche innovante et une pensée originale.
On peut citer notamment aux Editions SPCK: Jesus and the victory of God (1996) ; The challenge of Jesus (2000). Dans ce dernier livre, Tom Wright aborde deux grandes questions : Pourquoi avons-nous besoin d’une compréhension historique de Jésus ? Comment est-ce que cela peut affecter notre vie de disciple ? Plusieurs de ces livres, et particulièrement celui que nous avons présenté ici, mériteraient d’être traduits en français.
Parallèlement à son itinéraire de chercheur et d’enseignant, N.T. (Tom) Wright a exercé des fonctions successives dans l’Eglise anglicane. Il est aujourd’hui évêque de Durham.
On pourra consulter de nombreux textes de Tom Wright sur son site personnel: www.ntwrightpage.com <Accéder au site>

(2) Wright (Tom). Jésus. Retour aux sources. La vie et la vision d’un révolutionnaire. Excelsis, 1998.
Ce livre présente en français l’approche historique de Tom Wright, sous une forme particulièrement accessible et agréable.
Du même auteur, une autre publication en français chez le même éditeur : Wright (N.T). Nouveaux cieux, nouvelle terre. Excelsis, 2004.

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