Il est des mots qui se dressent tels des montagnes devant nos esprits. Mais il est aussi des livres pour nous y tracer des sentiers abordables. C’est le cas du livre que nous présente Jean.

La théologie au carrefour de la foi et de la culture.

Aux yeux de certains chrétiens engagés dans une vie de foi simple, relationnelle, directement nourrie par la Bible, le mot théologie peut évoquer un univers institutionnel lointain, une pensée abstraite sans rapport avec le vécu. Pour d’autres, ce terme est associé à la mémoire des conflits historiques dans lesquels la théologie a été utilisée comme arme idéologique entre des pouvoirs religieux opposés.
Ces représentations peuvent être contredites par d’autres, beaucoup plus positives. Pour certains chrétiens, la réflexion théologique a été un moyen de mieux se situer. Et si les doctrines imposées laissent un souvenir d’oppression, une bonne réflexion théologique peut être source de libération.

Qu’est-ce que la théologie?

Ces considérations préalables sont abordées au début du livre de Marcel Neusch et Bruno Chenu:” Au pays de la théologie” (1).
“Le mot “théologie effraie encore bon nombre de chrétiens… C’est là, sans doute la rançon d’un passé récent ou la théologie s”est complue dans la spéculation extra-terrestre, dans la fuite des combats humains et dans la justification de l’institution cléricale. Les nouveaux conquérants de l’absolu abandonnent sur le rivage ce fossile que la vie a déserté et qui ne raconte plus la mer…” (p.9).
Bruno Chenu répond à ces objections en ouvrant une perspective sur la nécessité d’une réflexion théologique en phase avec la questionnement du croyant. ” Au commencement est l’Eglise s’efforçant de vivre la Parole de Dieu dans un contexte culturel précis. Cette Eglise agit, témoigne,prie, célèbre. Mais elle a aussi un impérieux besoin de réfléchir à ce qu’elle fait et ne fait pas, à ce qui se passe réellement dans la rencontre de l’homme et du croyant, à ce qui se lève comme signe de Dieu dans les soubresauts de l’histoire. Ce travail d’intelligence de la foi en situation s’appelle “théologie”. Ce n’est donc pas une extension indue au terme de “théologie” que de le lire dans l’ébauche de réflexion que fait une communauté chrétienne sur sa vie… La théologie n’est pas l’activité immédiate du groupe écclésial, car elle suppose une pratique effective de l’Evangile. Mais elle va vite pointer l’oreille dès qu’il s’agira de mettre en mots l’expérience croyante… Selon un joli mot de Zahrnt, “une notion théologique ne peut être autre chose qu’une expérience coulée dans la réflexion” (p.10).
Et l’auteur poursuit dans une perspective novatrice: “Supposant toujours cet humus écclésial qu’est la vie quotidienne et militante des croyants, la théologie se sent à l’étroit dans la routine
écclésiastique… Aussi aime-t-elle fréquenter les limites, les marges et les aurores. Traduisons: elle se passionne pour “la foi des nouveaux jours”. Elle s’intéresse à tout ce qui surgit sur la scène du monde et de la culture. Elle scrute l’avenir. Elle n’a de cesse de faire se rencontrer en vérité l’homme de demain et le Dieu de toujours” (p.12).

Le rapport entre la foi et la culture.

Cette ouverture sur la culture et sur le monde, ce regard vers l’avenir, que Bruno Chenu prête aux théologiens dont il se sent proche, sont en consonance avec la perspective de Témoins. En effet, au départ, la mouvance de Témoins a cherché à rendre compte de sa foi et annoncer l’Evangile à partir d’une expression de l’expérience vécue. Mais elle a aussi été sensible au contexte social et culturel. Très tôt, elle s’est interrogée sur la pertinence des pratiques d’Eglise au regard du changement culturel, travail qui a pris toute sa dimension dans la création du groupe de recherche en 1998. Mais plus généralement, notamment à travers la rencontre avec l’association britannique Damaris
(2), s’est développé le désir d’approfondir le rapport entre foi et culture dans toutes ses dimensions et à travers tous les genres de production culturelle. Ainsi est née la rubrique: foi et culture, dans
la dernière phase du magazine, puis sur ce site.
Si le rapport entre foi et culture se joue au niveau du vécu et requiert une analyse en terme de sciences sociales, s’il opère également sur le registre de la culture de masse, il est aussi à l’oeuvre, au long des siècles et à l’échelle des civilisations, sur le terrain des grandes disciplines philosophiques, littéraires, artistiques et scientifiques qui sont l’apanage de l’esprit humain. A cet égard, l’histoire des idées est particulièrement évocatrice. C’est sur ce chapitre que ce livre: “Au pays de la théologie” ouvre des éclairages utiles.

Quel rapport entre philosophie et théologie?

Ainsi, au second chapitre, se développe une analyse des rapports entre théologie et philosophie au cours des derniers millénaires. “Réflexion sur l’expérience croyante, la théologie s’est très tôt heurtée à la philosophie comme à une rivale qui prétendait, elle aussi, libérer un message sur l’existence humaine”(p.15). Et, poursuit Marcel Neusch, “Deux courants traverseront le christianisme, l’un hostile à la philosophie, l’autre l’accueillant”. On mettra ici l’accent sur le courant qui a tenté d’harmoniser le “testament propre aux grecs (la philosophie) et le testament légué par Jésus-Christ. Il peut se réclamer d’une tradition très ancienne. Saint Justin (milieu du IIe siècle), philosophe païen converti au christianisme, met toute sa compétence philosophique au service de la foi. Au cours des siècles, les théologiens vont dès lors ouvrir les portes à la philosophie. Ils vont multiplier les baptêmes, les plus célèbres étant celui de Platon par Saint Augustin, celui d’Aristote par Saint Thomas…”
Mais, au cours des derniers siècles, la philosophie a pris ombrage de la tutelle exercée par la théologie. ” C’est au XVIIIè siècle que la philosophie prend sa véritable revanche et prétendra au poste de pilote…” Aujourd’hui, cette indépendance de la philosophie “peut devenir une richesse pour la théologie. De nouveaux horizons surgissent qui la provoquent à de nouveaux départs. Il ne s’agit, pour la théologie, ni de tout rejeter en bloc, ni d’adhérer à tout comme il arrive à des théologiens en mal d’adaptation à la modernité….Cette tâche d’adaptation ne va pas sans risque d’éclatement. D’abord, la théologie n’est plus aujourd’hui en face d’une philosophie unique, mais elle se heurte à une sorte de “monstre à plusieurs têtes, dont chacun parle une langue différente” (Schopenhauer). De plus, d’autres disciplines ont surgi aux méthodes neuves (anthropologie, linguistique etc). Si la théologie veut rester ouverte au dialogue, elle doit devenir plurielle, se dépouiller des certitudes acquises à bon compte et se disposer à recevoir autant qu’à donner…” (p.17-18).
Ainsi désormais, la théologie a perdu ses privilèges. Elle est constamment en dialogue. Mais,”sans porter atteinte à la juste autonomie des autres disciplines, la théologie est appelée à exercer une double fonction, critique et instauratrice: déceler en toute réflexion humaine les limites qui révéleraient une mutilation de l’homme, pratiquer des brèches qui permettront un dépassement, ouvrir l’espace humain sur Dieu et opérer le “décollement décisif” (Gabriel Marcel) en donnant à Dieu son vrai nom en Jésus-Christ…”(p.19.

Un panorama de la théologie contemporaine.

L’éclairage que ce texte apporte sur les rapports entre philosophie et théologie, témoigne de l’apport de cet ouvrage. Cet apport se poursuit tout au long de la présentation des grands théologiens du x siècle dans une exposition claire et accessible de leur pensée et une mise en situation de celle-ci. Comment cette pensée s’inscrit-elle dans l’histoire des idées? Comment est-elle en dialogue avec les courants intellectuels de l’époque?
Ce livre, publié d’abord en 1979, a été ensuite complété pour être réédité en 1994 et être aujourd’hui accessible en livre de poche. Découpé en courts chapitres, il se lit très facilement.
Ecrit dans le contexte d’un milieu catholique conciliaire, il est particulièrement ouvert à la dimension oecuménique. Parmi les théologiens du XXè siècle mis en exergue, neuf sont issus d’un milieu catholique et huit d’un milieu protestant. Et, si ces théologiens sont en grande majorité d’origine française ou germanique, cette répartition dans un espace géographique limité est un héritage de l’histoire, car depuis quelques décennies, l’activité théologique est en voie de se diversifier et de s’étendre dans d’autres lieux. Les auteurs ont commencé à tirer les leçons de ces déplacements en consacrant des chapitres à la théologie de la libération, à la théologie féministe originaire d’Amérique du Nord ou à l’apport de la théologie orthodoxe….
S’ils abordent différemment la question du rapport entre la foi et la culture, la plupart des théologiens présentés ont quelque chose à nous dire sur cette problématique. Nous évoqueront ici quelques uns de ces apports en évoquant la pensée de trois d’entre eux: Marie Dominique
Chenu, Paul Tillich et Jurgen Moltmann.

Marie Dominique Chenu.

Marie Dominique Chenu (1895-1990), théologien dominicain, est présenté comme un “contemplatif de l’incarnation”. Il a adopté une position résolument historique. “La logique permanente du dessin de Dieu s’atteste dans l’incarnation de Jésus-Christ en un moment précis de l’espace et du temps. Dieu se fait chair pour que toute chair ressuscite en Lui… L’incarnation du Christ embraye sur l’entreprise des hommes et la construction du monde. Désormais la grâce de Dieu irradie le cosmos tout entier pour le transfigurer”(p.68).
Bruno Chenu montre comment Marie Dominique Chenu est sensible à la mutation sociale et culturelle. “Nous sommes dans “l’ère des masses”, dans le règne du collectif. Le travail apparaît alors comme un pivot important de la socialisation. D’ou l’esquisse d’une théologie du
travail (3). Selon M.D. Chenu, “le travail est l’acte par lequel l’homme prend possession de la matière, la transforme, l’accomplit pour en faire un instrument de civilisation, de culture et finalement de rédemption…
L’homme est le partenaire de Dieu dans le devenir du monde”(p.69).

Paul Tillich

Sur une autre longueur d’onde, Paul Tillich (1886-1965) est présenté comme l’auteur d’une théologie de la culture. “Pasteur luthérien, aumônier à Verdun, il y découvre qu’il y a une rupture profonde entre les hommes qui combattent sur le front et le langage religieux dont il use. Après la guerre, il devient professeur de théologie. Puis opposant au nazisme, il doit émigrer aux Etats-Unis en 1933.
Marcel Neusch nous présente ainsi la visée de sa pensée: “A la fois philosophe et théologien, il se découvre une vocation de médiateur entre la religion comprise au sens large comme le fait d’être saisi par les préoccupations ultimes” et la culture, celle-ci englobant toutes les activités humaines, depuis les plus spirituelles (littérature, philosophie, art, morale, science, politique) jusqu’aux plus quotidiennes (langage, pédagogie, technique…). Tillich rêve d’une théologie qui respecte la totale émancipation des activités humaines.
Son rôle n’est pas d’y ajouter un sens qui leur manque, mais d’en révéler le “sens ultime”. Ce sens y est déjà présent. Il ne s’agit pas de l’importer, mais de le dévoiler en retrouvant l’absolu dans le
relatif, l’infini dans le fini, Dieu dans le monde, la religion dans la culture”(p.115).

Jurgen Moltmann

Jurgen Moltmann est aujourd’hui un théologien particulièrement apprécié.

** Lire l’analyse sur ce site **
Né à Hambourg en 1926, Moltmann a connu la guerre de 1939 et commença sa théologie dans un camp de prisonniers en Angleterre. A partir de 1958, il s’engage dans la production et l’enseignement de la théologie.
“Moltmann appuie généralement ses thèses sur une information étendue. Il est en dialogue constant avec la tradition des églises et la culture contemporaine”(p.151). S’il fut d’abord préoccupé de rendre au christianisme sa crédibilité, il est de plus en plus soucieux, dans la crise actuelle, de mettre en lumière son fondement”, écrit son présentateur, Marcel Neusch (4).
Dans une “théologie de l’espérance”, J. Moltmann se propose de relever le défi du marxisme. “J. Moltmann entreprend de redonner au christianisme son dynamisme originel. Il montre qu’il a en lui les ressources pour être puissance de transformation de l’histoire… S’il veut rester fidèle à son essence, le christianisme doit reconnaître que l’idée de changement lui est consubstantielle. Sa vie, ce sont les promesses de Dieu qui doivent sans cesse l’ouvrir à un nouvel avenir. Si le temps chrétien est un temps fléché, orienté vers l’avenir, cela tient à la nature même de Dieu… Dieu est “Celui qui vient”. Si la résurrection est accomplissement de la promesse, elle est aussi inauguration d’une nouvelle promesse pour le temps à-venir” (p.151).
Avec la théologie de l’espérance, J. Moltmann répondait à une attente des chrétiens. Il justifiait théologiquement leur engagement social et politique. Avec ses ouvrages ultérieurs, il fait retour au fondement du christianisme. Il met en évidence les critères théologiques de son action. On voit ainsi se construire une oeuvre d’un remarquable équilibre qui pratique alternativement “l’herméneutique des conséquences” visant à dégager la pertinence du christianisme pour le
monde et “l’herméneutique de l’origine” qui est quête de son identité”(p.152). C’est une théologie de la Croix. “C’est aussi une théologie de l’Eglise qui ne se conçoit pas en dehors de l’histoire
trinitaire qui en est l’origine et la fin. … Si l’origine et la fin de l’Eglise sont en Dieu, sa mission dans le monde lui vient encore de Dieu Elle doit actualiser l’amour de Dieu, révéler le mystère de l’amour trinitaire”(p.153).
Le lecteur sera sensible à la remarque de Marcel Neusch: “Moltmann se méfie des spéculations abstraites. Il lui importe surtout d’en venir aux conséquences. La figure de Dieu n’est pas indifférente au type de relations qui peuvent s’établir à l’intérieur du Royaume. La théologie trinitaire a des implications politiques et ecclésiales, excluant toute domination autoritaire. Si l’on pense Dieu comme Trinité, il en résulte que l’ordre social ne peut être pensé, en toute logique, que comme règne de liberté. Il ne s’accommode pas de relations serviles. Il en est de même des relations dans l’Eglise”(p.155).

Ces quelques itinéraires nous montrent combien, dans le contexte des grandes transformations engagées au XXè siècle, la théologie peut nous parler des rapports entre la Foi, la société et la culture. Ils nous ouvrent également de vastes perspectives. Ils donnent envie de lire les autres contributions de ce livre. Nous voici invités à voyager “Au pays de la théologie” pour y découvrir de nouveaux horizons.

Jean Hassenforder
Août 2006

Notes

(1) Neusch (Marcel), Chenu (Bruno). Au pays de la théologie. A la découverte des hommes et des courants. Centurion, 1994 (Foi vivante 347)

Il existe des panoramas de la théologie plus amples et plus récents. Ce petit livre, en format de poche, nous paraît particulièment accessible. En peu de pages, les textes portent.

(2) L’association britannique Damaris effectue un travail remarquable de veille dans le domaine culturel.
Site Internet : www.damaris.org

(3) Les chrétiens engagés dans l’action ont besoin d’une réflexion théologique pour mieux s’y situer. Ainsi, le récent livre de Frédéric de Coninck sur cette question est particulièrement bienvenu. L’auteur, bien connu sur ce site, allie une double compétence: celle de bibliste
et celle de sociologue. On lira son nouvel ouvrage en naviguant dans un ensemble abondant de réflexions et de ressources.
Coninck (Frédéric de). Agir, travailler, militer. Une théologie de l’action.

** Lire l’analyse sur ce site **

Excelsis, 2006

Notons également, sur ce même sujet, la publication en Grande-Bretagne, d’un livre qui fonde bibliquement la valeur de nos engagements et de notre travail dans le monde d’aujourd’hui.
Cosden (Darrell). The heavenly good of earthly work. Paternoster, 2006

(4) Un livre récent  illustre bien la manière dont J. Moltmann sait éclairer des problèmes majeurs de notre monde par une profonde et pertinente réflexion théologique. Cet apport concerne ici l’écologie. Moltmann (Jurgen). Le rire de l’univers. Traité de christianisme écologique. Anthologie réalisée et présentée par Jean Bastaire. Cerf, 2004.

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