Invitation à lire Wei-Wei…
Par
[ 03-05-2006 ]

Daniel, philosophe de formation, présente en quelques lignes, l’oeuvre, ici non plus d’un cinéaste mais d’une romancière chinoise attachante.

Wei-Wei

« Les mots soignent, aussi… » En tête du dernier roman de Wei-Wei, Une fille Zhuang, cette simple phrase. En un sens, il suffit de l’avoir lue pour comprendre que l’on ouvre un livre écrit par quelqu’un qui a vraiment quelque chose à dire. Tout au long de l’œuvre littéraire de Wei-Wei (quatre ouvrages parus jusqu’à présent) j’ai rencontré, après avoir parfois peiné quelque peu dans ma lecture, de ces phrases qui m’ont fait reconnaître que je me trouvais devant une femme vraiment supérieure.

Quatre livres : Le Yangtsé sacrifié, le récit d’un voyage de l’auteur dans une vallée qui doit être inondée par la construction d’un barrage géant ; Fleurs de Chine, une étonnante fresque racontant le destin de femmes chinoises tout au long du 20ième siècle, chacune portant un nom de fleur ; La couleur du bonheur, la vie de Mei-Li, mariée de force à un infirme et enfin Une fille Zhuang, texte autobiographique racontant comment Wei-Wei après avoir passé deux ans à la campagne à la fin de la révolution culturelle a été amenée à apprendre le français… Wei-Wei, Chinoise, née en 1957, écrit directement en français avec une maîtrise de notre langue (malgré quelques maladresses assez rares du reste) que beaucoup d’entre nous pourraient lui envier.

On lit parfois un livre parce qu’on en a envie, pour se détendre, pour se faire plaisir. On lit aussi parce qu’on nous force à le faire (les collégiens et les lycéens peuvent en témoigner, eux qui subissent les effets d’un système éducatif qui semble par moment avoir pour but de les inoculer à vie contre toute vie spirituelle). On lit encore par vanité, pour être à la page et pouvoir dire qu’on a lu tel ou tel ouvrage soi-disant « incontournable » ou « indispensable ».

Mais on lit aussi pour apprendre à vivre. On lit aussi parce qu’on a besoin d’une boussole pour s’y retrouver dans le monde, pour faire le prochain pas sur le chemin de la vie. On lit aussi parce que la parole écrite permet de comprendre et d’être compris. On lit parce que « les mots soignent, aussi… ».

A la fin d’un chapitre particulièrement poignant de Fleurs de Chine, racontant l’histoire de l’adolescente Azalée, dont l’amie se suicide, on trouve cette phrase (concernant l’amoureux de la jeune qui s’est donnée la mort) : « Quand il aura réussi à sortir de l’ombre de la tragédie, il pourra commencer à construire, je l’espère, un peu de solide sur ses vulnérabilités. » (p.404) Je suis frappé par le fait que la lecture des ouvrages de Wei-Wei peut précisément être un moyen de commencer à construire un peu de solide sur ses vulnérabilités – voire de sortir de l’ombre de la tragédie ?

Ici, les problèmes des humains, y compris les problèmes de la pensée, sont présentés dans le contexte de la vie de tous les jours, avec la simplicité et le courage que celle-ci exige. La couleur du bonheur est dédié « aux Chinois ordinaires qui ont vécu, qui vivent et qui continueront à vivre leur vie, malgré tout ». « Oui, quoi qu’il arrive, il faudra vivre. Voilà une philosophie simple, qui est profondément enracinée dans nos pensées traditionnelles et qui constitue la base de la capacité bien connue des Chinois à résister à toutes les vicissitudes créées par les hommes et les désastres naturels. » (Le Yangtsé sacrifié, p.109)

Ici, les problèmes philosophiques semblent se présenter à l’état pur, sans cette déformation que la philosophie « professionnelle » risque toujours d’imposer à notre réflexion. Les difficultés concrètes de l’apprentissage du français par une Chinoise donnent l’occasion d’une réflexion très profonde sur les différences entre les modes de penser français et chinois et sur les limites des possibilités de traduction (cf. Une fille Zhuang, p.57-73).

L’un des aspects les plus remarquables des textes de Wei-Wei, c’est l’intensité avec laquelle leur auteur ressent la réalité et la manière dont elle fait preuve d’humanité. Les références seraient innombrables : que ce soit le récit de ses promenades dans Pékin (voir par exemple Une fille Zhuang, p.219-221, 239-245), la rencontre fortuite de Fan-Fan, étudiante, avec son père qui avait été arrêté quelques jours après sa naissance lors de la répression qui a suivi les Cent Fleurs (La couleur du bonheur, p.315-317 : on peut difficilement imaginer un passage plus humain et plus bouleversant que celui-là), la réaction spontanée de Wei-Wei aux épouvantables pratiques mises en œuvre pour assurer la politique d’un enfant par couple (Le Yangtsé sacrifié, p.71-73), ou ce simple aveu devant la vue de l’entrée des Trois-Gorges : « Pour extérioriser l’émotion qui commence à m’oppresser, je récite plusieurs fois les vers de Li Bai à haute voix » (Ibid., p.163), etc.

En décrivant la réalité, Wei-Wei nous permet de mieux la comprendre : la réalité du régime communiste dans ce qu’il a de cauchemardesque, mais aussi les situations affreuses qui ont fait naître le rêve communiste (l’histoire de Chrysanthème, « Fleur-soldat de l’Armée rouge », dans Fleurs de Chine est très révélatrice des deux aspects) ; la réalité de la vie, intérieure et sociale, d’une adolescente dans l’histoire d’Azalée évoquée plus haut, l’un des textes les plus réussis de Wei-Wei selon moi. Quand Azalée confie à Ketmie son besoin de parler, elle se fait l’écho, avec une limpidité et une franchise remarquables, d’une aspiration dans laquelle beaucoup se retrouveront : « Une fille du Jiangsu a dit dans sa lettre qu’elle rêvait d’avoir des amis partout dans le monde. Moi je serais déjà bien heureuse si je pouvais en avoir un, mais un VRAI. Un ami à qui je peux parler de tout. Un ami avec qui je peux partager mes peines comme mes joies. Un ami qui comprend et qui ne me tourne jamais le dos quand j’ai besoin de lui. Avez-vous jamais eu dans votre vie un ami comme ça, tante Ketmie ?… Pas encore ?… De vrais amis, il ne peut pas y en avoir beaucoup, alors. » (Fleurs de Chine, p.369)

Si la réalité est parfois décrite dans toute son horreur – sans complaisance – le regard de Wei-Wei reste un regard bienveillant, avec de temps en temps une pointe d’humour : comme lorsqu’elle est convoquée par la responsable politique du département des langues étrangères parce qu’elle est soupçonnée de lire des livres dangereux, de se « bourrer le crâne avec les ordures du capitalisme » (Une fille Zhuang, p.95). On lira dans le livre la réponse faite par Wei-Wei avec « un sourire sucré »…

Le christianisme apparaît extrêmement peu dans les livres de Wei-Wei. La seule mention explicite développée dont je puisse me souvenir intervient dans Fleurs de Chine (p.150-154), au cours de l’histoire de Gardénia : l’une de ses compagnes de cellule dans sa prison de femmes est une religieuse franciscaine. « Elle parle d’une voix très douce, ne se plaint jamais, sourit toujours. » (p.151) « Lorsqu’on croit en Dieu, m’explique-t-elle, on est hors d’atteinte. Lorsqu’on a la foi, on peut souffrir mais on n’est pas malheureux. » (Ibid.) En fait de pratique religieuse, Wei-Wei nous raconte comment elle a voulu honorer les morts d’un village où elle a logé (voir Le Yangtsé sacrifié, p.145ss) ou telle invocation au Bouddha (p.101). Mais cet aspect reste peu explicite.

Le chrétien qui lit Wei-Wei remarquera cette absence du christianisme et s’interrogera sur certaines orientations morales apparaissant dans quelques passages. Le point qui mériterait le plus d’approfondissement à mon avis serait celui de la vision qui se dégage de Wei-Wei sur un point où elle a énormément à nous apprendre : l’humanité, l’ordinaire, la vie quotidienne, la vie ici-bas. Un texte me paraît particulièrement significatif : « Vingt siècles plus tôt, un de nos vieux sages écrivit :

« La terre porte tous les êtres et toutes les choses ; le ciel montre tous les phénomènes de l’univers. La terre fournit les vivres ; le ciel indique les lois. Donc, il faut respecter le ciel et aimer la terre.
Aimer la terre !
Un message de la nuit des temps.
Aimer la terre !
L’âme de l’ancienne sagesse chinoise. » (Le Yangtsé sacrifié, p.135)

Si le christianisme enseigne aussi l’amour et le respect de la terre, comme création, il affirme également : « Pensez à ce qui est en haut, et non à ce qui est sur la terre. » (Epître de l’apôtre Paul aux Colossiens 3, verset 2) Je soupçonne qu’il y a dans ce passage biblique une vérité qui risque d’être injustement négligée dans un contexte intellectuel qui vit dans la phobie des « arrières-mondes » de Nietzsche. La lecture de Wei-Wei pourrait nous donner l’occasion de réfléchir (et plus que simplement réfléchir) sur ce que devrait vouloir dire être humain, mais aussi être chrétien (précisément parce qu’elle n’en parle pas), dans notre rapport à la vie ordinaire et dans notre rapport à « ce qui est en haut ».

Quoi qu’il en soit, la méditation de Wei-Wei est capable de nous apporter un profit considérable. Plus : ses livres sont susceptibles d’être de ces ouvrages qui peuvent devenir les compagnons de toute une vie.

Wei-Wei voulait être médecin. Son rêve a volé en éclat. C’est ce que nous raconte Une fille Zhuang. Et pourtant… « Les mots soignent, aussi… » En devenant écrivain, Wei-Wei ne serait-elle pas devenue médecin ?
L’histoire terrible d’Azalée, que j’ai déjà mentionnée à plusieurs reprises, raconte aussi comment l’adolescente a contribué à sauver une petite fille abandonnée, parce que malade. Alors que cette dernière a trouvé quelqu’un pour la recueillir, Azalée va lui rendre visite. « Au moment où je la quittais, elle m’a demandé si je reviendrais la voir, je lui ai répondu oui. » (Fleurs de Chine, p.405). Ce sont les derniers mots de l’histoire d’Azalée. Les livres de Wei-Wei ne représentent pas la vie plus belle qu’elle ne l’est. Ils ne font l’impasse ni sur les souffrances, ni sur les drames, ni sur les déceptions, ni sur les tragédies. Qu’est-ce qui en fait alors des livres si positifs ? C’est que, comme Azalée, ce sont des livres qui au milieu de la vraie vie répondent oui. Des livres qui font expérimenter cette « couleur du bonheur », exprimée dans les pages extraordinaires qui terminent le livre du même nom dans lesquelles Mei-Li parle à sa petite fille Fan-Fan des moments de bonheur qu’elle a vécus : « Ce sont ces moments lumineux et bien d’autres, parfois très brefs, mais toujours aussi réels, aussi palpables et aussi essentiels que le sel et le riz, qui ont adouci les coups durs du destin et qui m’ont fait sentir que malgré tout, la vie vaut la peine de vivre… » (p.342)

Merci Wei-Wei…

Daniel Hillion

Référence des ouvrages :

WEI-WEI, La couleur du bonheur, Le Moulin du Château, Edition de l’Aube (poche), 2002, 2006 (première édition, Denoël, 1996)

WEI-WEI, Le Yangtsé sacrifié, Le Moulin du Château, Editions de l’Aube (poche), 2004 (première édition, Denoël, 1997)

WEI-WEI, Fleurs de Chine, Le Moulin du Château, Editions de l’Aube (poche), 2002, 2003

WEI-WEI, Une fille Zhuang, Le Moulin du Château, Editions de l’Aube, 2006

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