880LivreProfesseur honoraire de l’Université de Genève, éthicien remarqué, Eric Fuchs s’était fait connaître d’un large public par son livre : « Le désir et la tendresse – Pour une éthique chrétienne de la sexualité »**. Son dernier ouvrage, « Et c’est ainsi qu’une voie infinie »***, est plus personnel, comme le montre cette interview, qui permet à l’auteur de s’exprimer pleinement sur sa foi : un contenu très profond, qui touche à l’essentiel, est mis en valeur par un style très vivant et très concret dans ce témoignage qui allie tout naturellement transcendance et éthique.
François Sergy : Quel a été le propos de votre livre : « Et c’est ainsi qu’une voie infinie… » (Labor et Fides)   le sous-titre, « Un itinéraire personnel », dit bien que le propos ne sera pas seulement analytique et abstrait ?

Eric Fuchs : j’ai éprouvé le besoin, arrivant un peu à la fin de ma vie, de faire le point : Finalement, qu’est-ce que je crois vraiment ? Qu’est-ce qui est vraiment important ? Quand on a fait de la théologie pendant quelque cinquante années, on accumule beaucoup de choses, et en fonction aussi de l’évolution de la société on se demande ce qui est vraiment important pour soi.

Comment êtes-vous venu à la foi chrétienne ?

Mes parents étaient au départ tout à fait agnostiques, assez indifférents. Ils venaient d’un milieu très marqué politiquement à gauche. Donc ce n’est pas par la famille que j’ai été touché. C’est plutôt par mon pasteur avec lequel j’ai fait mon catéchisme, qui est devenu ensuite vraiment mon père spirituel, un homme de grande qualité qui m’a fait découvrir la profondeur de la spiritualité chrétienne. C’était une première étape, celle de l’adolescence. Puis il a fallu passer par un certain nombre de remises en question. Finalement, c’est une espèce de perpétuel travail sur soi. La foi ne vous arrive pas comme ça d’un coup, et c’est fini une fois pour toutes.

C’est un chemin, d’où le titre d’ailleurs…

Oui c’est une voie dont un grand spirituel du Moyen Age disait qu’elle-même est Dieu. Il y a une sorte de présence mystérieuse qui vous accompagne.
« Alors je m’interroge toujours », c’est le titre du premier chapitre. Comment le doute s’intègre-t-il ou s’articule-t-il à votre foi ?

Il n’y a pas de foi sans doute. Sinon ça me paraît une foi naïve et insuffisante pour affronter la vie. Le doute accompagne la foi. Il est le compagnon exigeant   dérangeant souvent   de toute affirmation de foi. Pour moi le doute n’est pas une mise en question de la foi. C’est plutôt une espèce d’interrogation constante, d’obligation de rendre compte, devant soi d’abord, de ce que l’on croit. On ne peut pas affirmer avec foi quelque chose d’aussi extraordinaire que Dieu, sans être immédiatement mis en question, surtout dans une société comme la nôtre, infiniment plus questionnante qu’elle ne le fût jamais.

Je vous cite : « Parler de Dieu, c’est toujours parler de ce dont on ne peut pas parler sinon en parlant de Celui qui nous en parle, Jésus le Christ, dont le langage s’est mêlé à notre langage pour lui donner sens. » Cette foi-là, elle a un contenu, il y a les Ecritures.

Oui bien sûr. Ce n’est pas une foi vague en une espèce de divinité. Pour moi, c’est évidemment une foi qui a pris visage, le visage du Christ. J’ai découvert en cet homme l’émergence, ou l’apparition d’une autre réalité que la réalité quotidienne humaine. C’est à la fois la présence d’un frère très proche et d’un Dieu, c’est-à-dire d’une transcendance, de quelque chose qui nous échappe. C’est la raison pour laquelle parler de la foi, pour moi, c’est toujours parler de la foi chrétienne, je veux dire « en Christ ».

« Aussi loin que je m’en souvienne, ma foi est née de la rencontre du texte biblique », écrivez-vous.

Oui, on n’est pas protestant pour rien ! C’est une grande grâce d’être né dans une communauté qui m’a fait découvrir la force de ce texte et qui me l’a fait aimer, et puis après travailler beaucoup.

Le contenu de la foi peut-il se résumer dans le Credo ?

Oui, mais le Credo est un texte qui est marqué par l’histoire et par le temps ; il faut aussi retravailler ça. Je suis fidèle au Credo, parce que je n’ai pas la prétention de réinventer à moi tout seul la foi. Nous sommes les héritiers d’une longue histoire. Cette histoire est merveilleuse. Il y a vingt siècles que des gens confessent le Christ. Il n’y a pas de raison qu’on soit plus malin que les autres ! Donc je reprends volontiers le Credo tout en essayant de le comprendre, de le réinterpréter. Je crois que le travail du théologien, c’est d’accueillir cette tradition qui vient d’ailleurs que de lui-même et de la retravailler ou de la réinterpréter afin qu’elle soit accessible à l’homme de son temps.

« Oser dire que l’on a fait une rencontre avec Dieu est bien prétentieux et pourtant… »

Oui, c’est toujours un peu prétentieux parce que est-ce Dieu ? Il faut toujours se poser la question. Mais j’ai eu l’impression quelquefois, oui, d’avoir le sentiment d’une présence très forte.

Alors quel est ce Dieu ? Quel est votre Dieu ?

Eh bien c’est le Dieu de Jésus Christ ! C’est-à-dire un Dieu qui est à la fois tout proche, et en même temps l’absolu mystère. C’est ce paradoxe que j’aime beaucoup. On ne peut pas mettre la main dessus. Ça c’est la grande tradition biblique dès l’Ancien Testament : Dieu échappe à toute prise. Il est au-delà de toute représentation. Dès qu’on essaie de se représenter Dieu d’une manière visible, c’est de l’idolâtrie. Et en même temps ce Dieu-là nous dit : « Je suis à tes côtés, le Règne de Dieu est proche. » Dieu est proche ! C’est le grand centre de la prédication de Jésus.

Il y a un point important de votre foi   de la foi chrétienne , c’est la résurrection.

Ah oui, ça c’est central !

Sans quoi ce n’est plus la foi chrétienne ?

J’en suis tout à fait persuadé. Je ne suis pas le premier à le dire. Saint Paul le dit lui-même très bien : « Si Christ n’est pas ressuscité, votre foi est vaine ! » Ou vide. Si Jésus n’est pas ressuscité, s’il n’est qu’un bonhomme qui a annoncé des choses intéressantes ou qui a fait voir des choses ; très bien, c’est sympathique, mais il est alors comme beaucoup d’autres après lui ou même déjà avant lui. Ce qui fait la spécificité et aussi le choc extraordinaire qu’a représenté le christianisme, c’est la résurrection. Si vous enlevez ça, pftt !

Parce que ça change quoi, en fait ?

Mais ça change tout ! Tout d’un coup, ce qui est notre destin le plus commun à chacun, à savoir la mort, cette réalité-là est mise en question par ce Dieu qui nous dit : Ton avenir, ce n’est pas la mort, c’est la vie et la résurrection. C’est l’attestation que Dieu prend au fond sur lui, dans la personne de son fils, cette réalité que la vie ne débouche pas sur le néant et la mort. C’est central. Cela explique pourquoi le christianisme a eu un tel écho. Comment expliquez-vous que depuis vingt siècles ça dure ? Que depuis vingt siècles des gens acceptent de vivre à la suite de ce message, et que soixante ans après la mort du Christ, la moitié du bassin méditerranéen a été rempli de chrétiens. Il y a eu là quelque chose de fulgurant qui n’a pas cessé de traverser les siècles et les cultures, quelles que soient ces cultures. Parce que la mort, bien sûr, c’est le plus universel de tout. Et voici que cet universel-là est mis en échec. Ca, c’est le cœur de la foi.

C’est comme « homme crucifié que, ressuscité, il est reconnu (Marc 16.6, Jean 20.20) et qu’il est nommé Fils de Dieu (Marc 15.39) ». Pourquoi insister sur ce point ?

_ Parce que c’est le signe même d’un amour infini. La croix, c’est le moment où Dieu accepte de se livrer entre nos mains, c’est cette proximité dont je viens de parler. Dieu est entre nos mains pour nous montrer qu’il ne résiste pas même à notre méchanceté, tellement son amour est grand. C’est ce que l’Evangile de Jean a si bien exprimé, disant : « Dieu est Amour. » C’est complètement fou de dire une chose pareille. Ça donne le vertige. Tout découle de ça. Le pardon et la réconciliation. Tout ce que l’Evangile et les épîtres nous disent découlent de cette affirmation formidable et dont l’expérience est née à ce double moment inséparable de la croix et de la résurrection.

De là découle l’éthique ?

Oui, car l’éthique c’est la prise en compte de la responsabilité qui est conférée au croyant lorsqu’il comprend cet amour de Dieu, ce qu’il implique ensuite dans la vie quotidienne, concrète, sexuelle, économique, politique, etc. C’est tout le travail que l’Eglise doit faire   qu’elle fait plus ou moins bien   pour tirer toutes les conséquences concrètes de cette découverte fondamentale de l’Evangile.

Pourquoi vous êtes-vous investi dans ce champ théologique-là précisément ?

C’est tout à fait par hasard !

Par hasard ?

Oui, c’est ce qu’on dit quand on ne veut pas dire que Dieu le voulait comme ça ! Je me suis très vite spécialisé sur le Nouveau Testament. Je suis un bibliste d’origine. Et puis il s’est passé deux choses : la première c’est que les méthodes mises en évidence dans les recherches sur le Nouveau Testament m’ont peu à peu profondément ennuyé. D’autre part, j’étais à l’époque directeur du Centre Protestant d’Etudes (CPE – Genève), et c’était des questions d’éthique qui posaient les gens qui venaient au Centre pour travailler avec nous sur des questions théologiques. Comment élève-t-on ses enfants ? Qu’est-ce qu’on fait de son argent ? Qu’est-ce qu’il faut voter ? Etc. Et, de fil en aiguille, j’ai fait un doctorat dans l’éthique, et suis devenu professeur dans le domaine de l’éthique, là où il n’y avait personne à l’époque. C’était un champ à peu près abandonné. Et puis je me suis vraiment passionné pour ça. Je trouve que c’est une discipline absolument fondamentale, pas au sens qu’elle donne des fondements mais dans la mesure où dans la société d’aujourd’hui, pour l’homme d’aujourd’hui, ces questions-là sont absolument décisives. Comment est-ce qu’on vit sa vie sexuelle ? Ses rapports à l’argent, au pouvoir ? Comment élève-t-on ses enfants alors qu’ils sont menacés par tellement de tentations ? Si Dieu a quelque chose à dire, je crois que c’est dans ce domaine-là qu’il le dit aussi. Et peut-être prioritairement.

Une éthique fondée sur la Bible, mais celle-ci ne me donne pas de recette toute faite…

La Bible n’est pas un livre de recettes. J’ai beaucoup travaillé cette question : Comment fonctionne l’autorité de la Bible en matière d’éthique ? C’est très important. Pour ne pas tomber dans un fondamentalisme, lequel consisterait   excusez-moi de le dire   à piquer des versets en pensant que c’est comme ça qu’on va avoir la réponse !

Vous avez distingué une double fonction à l’éthique, pouvez-vous la rappeler ?

On a la chance d’avoir deux mots en français qui signifient la même chose : la morale et l’éthique.

Mais on n’aime pas la morale !

Oui, il faudrait peut-être la réhabiliter je trouve, enfin bref ! Comme j’avais deux mots, je me suis dit que j’allais les utiliser pour montrer deux fonctions : une fonction que j’appelle de régulation, c’est-à-dire se donner des règles de comportement qui permettent, les uns avec les autres, de vivre à peu près correctement. C’est tout le domaine de la morale. Et c’est très important, on le voit bien aujourd’hui où tant de secteurs de la morale sont branlants. Mais se satisfaire de la morale elle-même ou en tant que telle, c’est un peu court. Il faut qu’elle se réfère elle-même à des valeurs qui la fondent. Qu’est-ce qui fonde cette morale ? Et là on passe à la réflexion sur des fondements, on passe au domaine de l’éthique. C’est ma manière de les distinguer, on peut faire autrement si on veut. Mais c’est comme ça que je joue sur ces deux niveaux qui sont assez utiles parce qu’ils permettent constamment de ne pas quitter le terrain très concret, celui de la morale, et en même temps de ne pas s’en tenir à des recettes, mais de se demander toujours au nom de quoi ou au nom de quelle valeur je dis ou j’agis. Qu’est-ce qui justifie ? Oui, c’est le problème de la justification fondamentale de nos choix.

Et c’est ce qui manque aujourd’hui, cette référence à des fondements, à des valeurs ?

On essaie bien d’en parler, voyez tout le débat autour des droits de l’homme, par exemple, c’est intéressant. Il y a un besoin quand même. Mais chaque fois qu’on aborde cette question, on est obligé de se demander ce qui fonde tous ces droits.

Alors vous, vous les fondez, vous les référez à Dieu, à une transcendance ?

Pour moi, c’est évident. Sans quoi, d’ailleurs, ces lois sont uniquement le fruit d’une espèce de consensus social. C’est-à-dire que rien d’autre ne les défend que ça. Mais le jour où le consensus social change…

Mais pourquoi ça ne serait pas suffisant ?

Mais parce que le jour où ce consensus change, alors les droits changent. Si vraiment on n’est pas fondé sur quelque chose qui dépasse, qui transcende le consensus social. Prenons un exemple : Si 55% des suisses votaient pour autoriser la torture   pure imagination !  , est-ce que ça justifierait la torture ? Du point de vue légal, ce serait pleinement justifié puisque 55% des suisses auraient voté. Cela serait donc tout à fait légitime du point de vue du droit. Mais ce n’est pas légitime du point de vue des valeurs. Donc il y aurait ou il faudrait une résistance. Pendant la guerre, lorsque des chrétiens se sont dressés contre le fascisme au risque de leur vie, ils affirmaient des valeurs qu’ils jugeaient supérieures, et au nom desquelles ils se permettaient, ou se donnaient le droit, de critiquer une pratique politique qui était tout à fait scandaleuse à leurs yeux   mais pas aux yeux du nonante pour cent, ou du quatre-vingt pour cent, ou du septante pour cent des allemands à l’époque. Il y avait bien un débat de fond entre ces deux niveaux.

Oui mais avec ces droits de l’homme et du citoyen, peut-on se retrouver sur des valeurs humanistes communes à toutes les religions ou à toute l’humanité ?

Plus ou moins. C’est un grand débat, ça ! Si c’était le cas, tant mieux, mais quand je vois ce que donne cette espèce de grande éthique universelle à laquelle rêve Hans Küng par exemple, ça finit par être un peu faiblard, ce n’est pas grand-chose. Un peu court, je trouve. Je pense que la question de la morale ne peut avancer vers des solutions que lorsqu’elle se réfère à une éthique qui interroge sur les valeurs fondamentales.

Vous vous distinguez de Max Weber. Pouvez-vous vous expliquer courtement ?

Weber distingue l’éthique de responsabilité et l’éthique de conviction. C’est une manière comme une autre de sérier les choses. J’avais travaillé sur ces deux notions au départ. Et j’en suis peu à peu arrivé à mieux distinguer entre éthique et morale. Ce qui manque chez Weber, à mon sens, je le dis très humblement parce que c’est un grand bonhomme, c’est le rapport entre ces deux niveaux, entre la responsabilité et la conviction. Je trouve que ça manque un peu de cette dialectique qui est absolument indispensable. C’est-à-dire du rapport critique entre les deux niveaux. Il faut que ces deux niveaux soient posés en même temps et de façon critique, l’un par rapport à l’autre. Il faut que l’éthique critique la morale quand elle manque de fondement. Mais il faut que la morale critique l’éthique quand elle manque de concrétude, de choses concrètes. Par exemple, quand on fait de grands discours justement sur les droits de l’homme, mais qu’on se fiche complètement de ce que ça devient sur le terrain concret. Là, on n’est plus sur le terrain de cette dialectique que je souhaite maintenir constamment entre les deux, et dont il semble qu’elle manquait un peu à Weber – mais je ne veux pas entrer dans un débat trop technique…
Comment dire ce que l’on croit aujourd’hui sans tomber dans le banal ou l’incompréhensible ? N’est-ce pas toujours un pari difficile de communiquer sa foi ou son identité chrétienne ?

Certes ! Ce n’est pas une raison pour ne pas essayer. Je trouve qu’aujourd’hui on a un peu trop de modestie ou de prudence. Il faut dire ses convictions. Ça ne veut pas dire que vous êtes obligés de me suivre. Mais au moins qu’on sache, et il y a un débat qui s’ouvre. Quand on ne dit rien pour cause de laïcité, ou je ne sais pas quoi, parce qu’il ne faudrait surtout pas empêcher les autres de penser ce qu’ils veulent, c’est une prudence médiocre. Il faut dire ce que l’on est, sans violence ni agressivité, mais affirmer ce que l’on croit. On ne cherche pas à convertir. C’est si Dieu le veut, ce n’est jamais nous qui convertissons.

« Le Fils de l’homme, quand il viendra, trouvera-t-il la foi sur la terre ? » Pourquoi avez-vous choisi ce verset en fin d’ouvrage ?

Parce que c’est la bonne question !

En doutez-vous ?

Non, mais je m’inquiète parfois de voir l’évolution des choses, la désaffection très forte des sociétés occidentales à l’égard de leurs propres traditions spirituelles. Elles se détruisent elles-mêmes ce faisant. Dans l’Evangile, le Christ lui-même a eu cette inquiétude. Cela veut dire que même lorsqu’on a des doutes ou qu’on se pose des questions, on est en bonne compagnie !

La foi, ça peut s’augmenter ?

Oh non ! Parce que ça serait poser la question d’une manière quantitative. La foi s’épure, la foi se transforme, elle bouge comme nous d’ailleurs. Et il y a des moments où on n’est plus très sûrs de l’avoir. Mais qu’est-ce que c’est que d’avoir la foi ? C’est encore une expression bizarre. Je n’ai pas la foi, je suis en train d’essayer de croire avec l’aide de Dieu pour que cette conviction, cette confiance, soit réelle, positive et féconde surtout.

A la fin de votre ouvrage, on arrive à quelque chose d’assez existentiel. Vous vous demandez ce que devient la foi   votre foi   quand on est confronté à la souffrance et à la mort.

Oui, pour moi, ça a été une interrogation : Qu’est ce que je retire de cette expérience que je vis, qui m’arrive comme à tant d’autres gens ? Est-ce que je la prends comme une interrogation sur ma foi ? Comment est-ce que je la reçois, cette interrogation ? Comment est-ce que je vis ce moment de l’épreuve ? Qu’est-ce que ma foi a affaire avec ça, avec ce moment ? C’est à chacun de répondre. C’est un moment difficile parce qu’il faut répondre, il faut s’interroger. Ayant vécu cette expérience, ça m’a permis de passer d’une espèce d’attitude fataliste ou de revendication à une attitude de reconnaissance. Avant toute chose, il s’agit de reconnaître tout ce qu’on a reçu. Dire merci, savoir reconnaître qu’on a été accompagné, tout au long de sa vie, à travers toutes sortes d’expériences dont on peut d’ailleurs faire le compte. Et découvrir que ce chemin, avec tout ce qu’il a eu d’aléatoire, de rocailleux, est un chemin qui a été constamment l’occasion de découvertes riches, positives. On a découvert l’amour dont on parlait il y a un instant, cet amour de Dieu qui s’est d’ailleurs transcrit si souvent dans l’amour des autres. Qu’est-ce que nous faisons de ce qui nous arrive ? C’est ça la question, importante. Quand on dit : Qu’est-ce que j’ai fait au bon Dieu…

Ce n’est pas la bonne question ?

Mais non, pas du tout… enfin, vous le savez bien ! Ce n’est pas la bonne question. Et pourtant les gens disent souvent ça.

On a tendance à se culpabiliser et on voit la maladie comme une punition.

Une punition ? Mais non ! La maladie, c’est un phénomène naturel. Nous sommes des êtres de nature destinés un jour à mourir. On mourra peut-être d’infarctus, ou que sais-je ?

Mais ça, c’est l’esprit scientifique qui le dit. L’esprit religieux ou la nature humaine a plutôt tendance à…

L’esprit religieux doit dire : Qu’est-ce que je fais de ça ? C’est ça notre problème, ce n’est pas de mélanger les domaines. Il faut être parfaitement au courant de ce que les scientifiques nous disent parce qu’ils ont raison de nous le dire : c’est vrai, c’est comme ça. Mais en même temps : Qu’est-ce qu’on fait de ça ? Ce n’est pas tant la question des causes qu’il faut se poser que la question du pour quoi   en deux mots. Je suis accompagné. Qu’est-ce que nous faisons de ça ? Comment est-ce que nous transformons, pour reprendre des vieilles paraboles bibliques, de l’eau en vin ? On peut y arriver par la grâce de Dieu. Son amour se manifeste dans ce don qui nous est fait, au cœur de nos détresses et qui parfois sont énormes   je ne parle pas de moi du tout, il y a des gens qui vivent des choses terrifiantes. Il ne s’agit pas de dire : Alléluia, merci Seigneur, parce que tu me punis, non ! Pas du tout ! Il s’agit de dire : Eh bien, je suis dans une situation de détresse. Mais au cœur de cette détresse, qu’est-ce que je peux faire, Seigneur, pour que je ne perde pas ce rapport avec toi, qui est un rapport fondamental de reconnaissance parce que je suis habité par cette espérance de la vie et de la résurrection.

S’il fallait dire en une phrase votre « Ce que je crois »   il y avait une collection autrefois qui portait cette expression  , que diriez-vous ?

Mais le « ce que » me dérange, je n’aime pas la formule. Parce que ça a l’air d’être de nouveau un contenu. Or la foi bien sûr a un contenu. Mais le contenu varie selon les cultures, selon les formules. On voit bien qu’un homme du Moyen-Age ne disait pas la même chose qu’un homme d’aujourd’hui. Ce que je crois m’importe moins que en qui je crois. C’est celui en qui on croit qui est important. Ce Dieu-là, qui n’est pas n’importe quel Dieu, qui est un Dieu manifesté par un homme vraiment extraordinaire, et en même temps très ordinaire : Jésus. Et ça, vous comprenez, c’est fondamental. Vous ne pouvez pas l’enlever. C’est inouï quand on y réfléchit : ça fait vingt siècles que ça se transmet, que ça change des vies, ça transforme des gens, des sociétés aussi. Alors il n’y a pas de raison de se décourager en aucune façon. Simplement il faut 880FuchsEricrésister à certaines dérives, aussi bien dans les églises que dans la société pour que cette foi demeure vivante et qu’elle soit vraiment à la bonne place.
Un entretien avec Eric Fuchs conduit par François Sergy, journaliste de radio réveil* ** Voir ce site **
•    * On peut retrouver la version sonore des entretiens sur le site paroles.ch  ** Voir ce site **
•    ** Nouvelle édition Labor et Fides/Albin Michel
•    *** Labor et Fides

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