Gabriel Monet vient de nous présenter le courant de l’Eglise émergente dans le monde d’aujourd’hui. Et il a commencé par situer le développement de l’Eglise émergente dans le contexte d’une culture émergente. Je voudrais poursuivre ici cette analyse.  On peut envisager le changement culturel actuel dans des termes différents, mais complémentaires : post-chrétienté dans le long terme, post moderne ou ultra moderne dans le court terme. Mais, comme le remarque Michel Serres, nous sommes en présence d’une mutation inégalée. Une société, une culture nouvelle est en train d’apparaître, en train d’émerger. L’apparition d’une Eglise émergente accompagne ce phénomène. Nous voulons apporter ici une approche complémentaire qui nous permet de comprendre très concrètement les modalités de l’évolution en cours. Pour cela, nous utilisons une grille de lecture en terme de repérage des sous cultures  présente dans cette évolution. GMMM

Le sociologue américain Paul Ray vient de publier en 2008 les résultats d’une nouvelle enquête sur la répartition et l’évolution des sous cultures aux Etats-Unis (1) ** Lire le chapitre en .pdf **. La représentation de ces sous cultures est établie en terme de configurations de valeurs et de conceptions du monde. Valeurs et conceptions du monde orientent les choix et les comportements des personnes. Au cours des vingt dernières années, une transformation majeure de l’influence relative de ces sous cultures s’est opérée. Paul Ray montre également qu’une évolution analogue est intervenue dans l’ensemble des pays occidentaux.

Paul Ray distingue trois sous cultures : traditionnelle, moderne, transmoderne. Cette dernière correspond au groupe de ce qu’on a appelé les « créatifs culturels » où les valeurs écologiques associées aux valeurs psychologiques et spirituelles influencent les comportements.

La culture traditionnelle remonte au XIXè siècle, associe valeurs conservatrices et valeurs religieuses, et elle est influente dans les milieux ruraux. Cette sous culture était adoptée par 50% des américains dans les années 50. Il y a eu depuis une chute considérable puisqu’elle correspond aujourd’hui à 25% seulement de la population. Et encore, certains groupes commencent à s’en détacher. La base de la droite religieuse se réduit ainsi constamment.

Répandue dans les grandes villes et les grandes organisations, la culture moderne est associée à la réussite matérielle et à  la consommation. En 2000, elle couvre environ la moitié de la population américaine. Elle a commencé à reculer et touche aujourd’hui 40% des américains.

Le fait nouveau, le fait majeur est donc la montée ininterrompue de la culture des « créatifs culturels » au cours des 20 dernières années. Cette culture associe conscience écologique et de l’unité planétaire, attention aux conditions de vie des femmes et des enfants et plus généralement à l’éducation et à la santé, désir de reconstruire un tissu communautaire, conscience sociale, et un ensemble de valeurs : altruisme, réalisation de soi, développement personnel et spiritualité.

En 1950, cette culture transmoderne était pratiquement inexistante ; En 1999, elle rassemble 26% de la population, mais en 2008, elle en atteint 35%, sans compter un groupe de 10% qui évolue dans ce sens, car cette culture recompose également des traits cultuels appartenant aux autres cultures. La croissance annuelle est considérable de l’ordre de 3%.

Or cette évolution, on pourrait dire : cette révolution silencieuse ne se limite pas aux Etats-Unis. Un ensemble d’enquêtes montre que la culture transmoderne atteint environ 35% de la population dans les pays occidentaux. En France, nous disposons d’une enquête sur cette sous culture publiée en 2007. Nous en avons rendu compte (2) ** Lire l’article sur ce site **. On comptait à l’époque deux groupes voisins : les créatifs culturels (17%) et les altercréatifs (21%).

Par ailleurs, depuis 1981, une enquête internationale sur les valeurs (World values survey) est régulièrement réalisée à partir des Etats-Unis  dans le monde entier (3) ** Lire l’article sur ce site  ** . On y on constate des tendances analogues : déclin des valeurs traditionnelles, développement des valeurs d’expression et de réalisation personnelle (self expression). Ronald Inglehart, initiateur de cette recherche, met l’accent sur le développement d’une culture « postmatérialiste ». On peut voir sur une carte la répartition des différents pays. La France et la Belgique n’y sont pas loin des pays protestants de l’Europe du nord.. Elles participent donc elles aussi à cette évolution des mentalités.

La conjoncture économique joue un rôle à court terme. Les crises entraînent des replis conservateurs, mais à long terme, l’orientation va dans le sens indiqué.

A partir de ces données, on peut émettre un ensemble de propositions.

Première proposition. Les sociologues mettent aujourd’hui l’accent  sur de nouvelles manières de vivre et de sentir dans le domaine religieux : autonomie croyante  (Danièle Hervieu Léger), age de l’expérience et non plus de la croyance (Harvey Cox) (4)** Lire l’article sur ce site  ** , l’authenticité comme valeur (Charles Taylor) (5). Plus précisément, la nouvelle culture des créatifs culturels manifeste une transformation profonde des mentalités. Comment cette nouvelle culture, cette culture émergente est-elle accueillie dans les églises ? Paul Ray fait remarquer que des médias, dominés par la culture moderne, font peu de place à la culture des créatifs culturels. On peut émettre l’hypothèse que les églises sont très en retard dans la reconnaissance pratique de cette culture : dimension écologique et holistique, valeur de l’expérience, importance des rôles féminins etc.. L’Eglise émergente peut être considérée, entre autres et pour une part, comme une esquisse de réponse. On trouve en 2003 un   article en ce sens (Vermeulen) sur le site « emergingchurchinfo » (6) ** Lire l’article sur ce site  **.

Deuxième proposition. La culture émergente est encore minoritaire. Si l’Eglise émergente lui correspond, il est naturel qu’elle soit aussi minoritaire. Chaque culture requiert une réponse spécifique. Mais on peut noter également que la culture émergente se répand rapidement. Ainsi les églises seraient  bien avisées de tenir compte non seulement de la situation actuelle, mais de la prospective.

Troisième proposition. La culture émergente est internationale. Paul Ray écrit : « Les valeurs et les visions du monde émergentes convergent pour créer une culture planétaire transmoderne ». Certes la France a ses caractéristiques propres. En fonction de son histoire, on peut observer les traces d’un rationalisme de combat. Encore aujourd’hui, cet héritage réduit la place de la spiritualité dans la mouvance transmoderne. Cependant, quelque soit la spécificité française (7) ** Lire l’article sur ce site  ** , de nombreux exemples montrent que la France participe néanmoins aux évolutions culturelles du monde d’aujourd’hui. Ainsi il nous semble que le retard considérable de l’Eglise émergente en France ne peut être attribué en majeure partie à l’absence d’une sensibilité correspondante. La responsabilité de ce retard tient donc pour une large part à la fois aux attitudes institutionnelles, mais aussi à la culture des milieux religieux.

Quatrième proposition. La prise en compte de la culture émergente ne requiert pas seulement une nouvelle organisation de l’église, une nouvelle ecclésiologie.La nouvelle culture rompt  avec la culture patriarcale qui a dominé pendant des siècles jusqu’à maintenant. Elle rompt aussi avec la culture de la puissance qui s’est installée depuis plusieurs siècles. La nouvelle culture universaliste, holistique, relationnelle, participative requiert des avancées théologiques profondes comme celle, par exemple, que je trouve chez Jürgen Moltmann ** Voir le blog **.

Dans cette perspective, cette journée ne peut se contenter d’une réflexion sur les pratiques. Elle est appelée à s’inscrire dans une prise de conscience de cette grande mutation dans laquelle nous sommes engagés et qui appelle de notre part un regard  nouveau. Un regard éclairé par l’Esprit de Dieu à l’œuvre dans cette mutation, un Esprit qui nous précède et nous appelle en mission.

Jean Hassenforder

 

Notes

(1) The potential for a new changing culture in the US. Report on the American values survey by Paul H Ray. Chapter 2 The cultural creatives

(2) « Les créatifs culturels. Un courant émergent dans la société française »

(3) Ces enquêtes sont rapportées sur un site : World values survey. The world most comprehensive investigation of political and sociological change ** Voir ce site ** Cette recherche, initiée par Ronald Inglehart, met en évidence une transformation de la culture dont les importantes incidences sont commentées par Jérémie Rifkin dans son livre traduit en français sous le titre : « une nouvelle conscience pour un monde en crise ». Voir sur ce site : « Vers une civilisation de l’empathie. A propos du livre de Jérémie Rifkin. Apports, questionnements et enjeux ».

(4) Cox (Harvey). The future of faith. Harper one, 2009.  « Quel horizon pour la foi chrétienne ? « The future of faith » par Harvey Cox »

(5) Taylor (Charles). L’âge séculier. Seuil, 2007

(6) « Une nouvelle culture est à accueillir » 

(7) Sur ce site : « Une perspective comparative sur l’Eglise émergente. La Grande-Bretagne en mouvement. La France en attente ».

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