Je suis en train de lire mes emails, assis devant mon ordinateur portable, imposant de par ses facultés multiples. Il me sert de machine à écrire, de chaîne HiFi, d’agenda, d’album photo, de radio, de TV,… mais pas encore de frigidaire ni de cure-dent. Andréa, ma fille de 17 ans surgit, sourire aux lèvres : « Papa, je veux faire un blog.

Tu me passes ton appareil photo numérique». Nous entrons dans le monde du « blogueur », cet internaute qui met en ligne son journal personnel accessible à tous. Son blog, comme celui de bien des jeunes, permet de parler d’elle-même, de se valoriser, de se présenter aux autres, notamment aux copains et copines, avec les photos qui s’imposent. Elle a choisi de le faire sur Skyblog, le serveur des branchés qui en France a le plus de « blogueurs »(1). La blogosphère est 60 fois plus importante qu’il y a trois ans. 75 000 blogs se créent par jour et 50 000 billets sont postés par heure.(2)

Bertrand Legendre a écrit un article dans le journal Le Monde « Us et coutume de la I-génération », en expliquant qu’elle est la génération de ceux qui ont grandi alors que le Net était en usage. « I comme Internet, concept fourre-tout mais parlant, qui dit bien la symbiose de ces natifs du Web avec les moyens modernes de communication » et l’auteur de continuer de dire « Cette génération a fait tôt son nid dans le réseau des réseaux, comme s’il avait été inventé pour elle. L’interactivité satisfait sa soif de dialogue et d’authenticité. Formidable lieu d’échanges, la Toile tient de la cour de récréation et du défouloir. Elle encourage la mise en scène de soi, incite au marivaudage, désinhibe les timides, survolte les audacieux, tout cela sans grands risques. Accueillant, tolérant, virtuel, le Web autorise tous les faux-fuyants. »(3). Le blog se prête bien à cette description. Toutes les couches de la société utilisent les blogs . On y rencontre des personnalités de tout genre, politique, artistique, journalistique, jusqu’à cet inconnu parlant de sa vie qui peut paraître insignifiante. Tous sont au même niveau de communication : ils ont un blog !

Le blog et le milieu chrétien

Le Chrétien a su intégrer le blog dans sa vie quotidienne. Un article du journal La Vie(4) nous donne un aperçu en faisant un tour d’horizon intéressant. On y trouve ceux qui présentent l’évangile. Ils expriment des convictions. On rencontre aussi des blogs dont le caractère spécifique est celui du journal intime et du partage d’intérêts. Ils font parfois connaître leurs réalisations : partage des nouvelles familiales, des lettres de nouvelles concernant une œuvre missionnaire, un ministère pastoral. Il y a des blogs de prières, des blogs qui forment « la tribune d’opinions » mettant en avant toutes sortes de théologies, des plus sérieuses au plus farfelues. On y trouve des curiosités qui peuvent en faire frémir certains : la tribu « des catho gay ».

Le blog permet aux Chrétiens de pouvoir témoigner, de pouvoir expliquer les raisons de sa foi sans contrainte et de le présenter à qui voudra entendre. Il se sent plus libre de partager ses convictions sans être étiqueté d’une obédience religieuse particulière. L’interactivité que permet le blog est intéressante, car elle peut susciter au travers du dialogue un intérêt pour l’évangile et aider les personnes en recherche d’authenticité spirituelle à découvrir Dieu. S’il permet de se rencontrer autour de la Parole, il ne remplacera pas la rencontre en chair et en os qui est un atout de l’authenticité du témoin, tout au moins il peut aider à la rencontre. C’est ce que pense Joël de Rosnay concernant le blog.(5)
Le blog – média des masses(6)

Les médias traditionnels monopolisent les flux communicationnels en filtrant énormément. Les blogs par contre participent à cette transversalité de la communication au sein de notre mondialité parcourue par le média culturel. Ils la traversent. Il y a eu des blogs qui ont servi de source d’information à des journalistes après le tsunami d’Indonésie dans la période où il était impossible de voyager. Bien entendu le poids des médias traditionnels est toujours présent et pesant. Dans cette grande citadelle du média une brèche est faite par cet instrument mondial de communication qu’est Internet. Cette capacité médiatique que l’on peut identifier par les productions des blogs provoque positivement ces brèches. Les blogs à caractère professionnels et littéraires, comme ces journaux citoyens tels que Agoravox ou Huffington Post, semblent bien marquer cette distinction.

Le blog est une expression personnelle publiée d’un point de vue privé et l’acceptation plus ou moins consciente d’appartenir au plan général de la publicité : il est donc aussi une publication.
Le blog – expression de l’individu

Les blogs se donnent de plus en plus à lire comme des journaux intimes, qui allient à la fois le témoignage et la fiction, la pensée personnelle et la pensée générale. Ils ne sont pas de l’ordre de la pure objectivité, mais par leur logique interne d’écriture, ils impliquent une invention de soi. « Le subjectivisme est un élément dominant de notre époque de par sa dimension de lucidité, de méfiance envers toute certitude, toute conviction, même s’il faut préciser que cette « attitude » est loin de représenter une nouveauté dans l’histoire de la pensée »(7). Parler de « société des individus », pour reprendre un terme à Norbert Elias, est devenu un lieu commun de la réflexion sociologique. De puissantes dynamiques d’individualisation traversent aujourd’hui l’ensemble du corps social et affectent les différents champs de l’expérience sociale : le travail, la famille, les institutions. Le blog rend compte de ce phénomène.

« Résister, c’est créer » titre un livre écrit par Miguel Benasayag et Florence Aubenas. Le blog, c’est résister au filtrage des détenteurs médiatiques, c’est vouloir être visible au milieu de millions de gens, c’est résister afin de passer de l’anonymat inexistant à l’anonymat existant. Exister en tant qu’une personne anonyme pour être rencontré par une autre. Michel Maffesoli, philosophe et sociologue contemporain, disait que « cette reconnaissance de soi par le biais de l’autre est instructive en ce qu’elle met l’accent sur un épanchement vital »(8) C’est l’expression de l’individu dans sa dimension singulière et reconnue. Si le blog résiste c’est afin de créer le lien et d’être ce lieu d’expression de l’intimité croisant la fiction et l’objectivité, s’inscrivant selon l’effort biographique, selon une logique alliant l’ego et la fiction (celle-ci renforcée par les pseudos, la jonction image/texte), l’ego et son rapport à la connaissance. Si le blog peut aussi servir de projection de soi et permettre une certaine forme de décharge aussi bien nerveuse que libidinale, il est aussi le lieu virtuel qui désire rassembler autour de soi, de contrer en quelque sorte l’isolement. Chacun veut exprimer son vécu, ses impressions, ses perceptions, ses idées, ses projets. Le moyen d’expression, la parole communicable, est ce qui permet de résoudre le problème de notre visibilité au monde, notre visibilité à l’autre, dans le sens où le philosophe Bergson disait que « le vivant c’est ce qui tourne les obstacles en moyens ». Le blog est un moyen contournant cet obstacle de la solitude, le fait de n’être pas entendu. Il permet donc la visibilité de soi.
Le blog – effet de tribu

Le blog est aussi la matérialisation du phénomène de tribu qui signifie, dans notre monde actuel, ces lieux réels ou virtuels rassemblant ce qui se reconnaissent autour d’un même objet, d’un même sujet, d’une expérience partagée. Lieux transversaux, mouvant donc, mais dont le noyaux commun est toujours partagé. Les lieux bougent et n’ont d’importance que par le contenu qui les animent. La tribu est donc la manifestation de l’individu relié. Par exemple, ces fêtards qui se retrouvent dans une pièce avec la musique comme partage et la danse comme expression, on les retrouve aussi dans les hystéries techno. Les Chrétiens ont naturellement manifesté cet effet tribu parce qu’ils ont un désir fort de relier : se relier à l’autre et aussi à l’Autre, Dieu. Nous pouvons les retrouver en petit comité quand ils se retrouvent dans un café, dans une église, en milieu associatif. Ils partagent avec une même intensité leur foi qui leur est commune. Cet effet tribu montre l’individu fuyant ce qui l’atomise pour entrer en contact, faire partie d’un mouvement collectif inter-relié pour un temps et éprouver ainsi l’avantage d’être ensemble. Mais force est de constater que la tribu n’a pas la stabilité pérenne. Elle se liquéfie au gré des mouvements d’intérêts des individus. Le blog c’est aussi cela. Ce sont ces lieux divers partageant et regroupant des intérêts communs, ces lieux semi-privés/semi-publics, qui permettent de créer des sortes de micro-tribus.
Le blog – le contre-pouvoir du savoir ? (Les producteurs de savoir)

Ce qui fascine, c’est la propension hyperbolique des échanges et des réactions. L’abondance d’écrits sur le Web, avec ces encyclopédies collectives (le wiki(9), contenus de blogs (et d’une manière générale les sites Internet), dont les qualités diffèrent, semblerait discréditer et déstabiliser la reconnaissance de la compétence. Le savoir mis à disposition risque de présenter de multiples fragilités de contenu qui se retournerait finalement contre son objectif premier d’apporter une juste connaissance. Le blog participe à cet état de fait comme les autres types de sites. Avec ces nouvelles formes culturelles, la hiérarchie du savoir a été changée. Les compétences et les responsabilités représentées par diverses fonctions comme celles provenant des autorités institutionnelles, sociales ou médiatiques faisaient office de représentant de la connaissance et accordaient un crédit estimable du savoir transmis. Il est maintenant plus difficile de s’y retrouver. Cela créé une sorte d’insécurité face à la soif de connaissance. Un besoin de discerner la qualité dans le magma de l’information devient nécessaire. Le contenu des blogs s’aligne en partie sur cette nouvelle perspective de production de savoir.

En est-il vraiment ainsi ? Faut-il interpréter cette transformation de prolifération de la connaissance comme étant néfaste au savoir ?
Cette modulation des connaissances va croissante et permettra sans nul doute d’éclairer un certain nombre de phénomènes d’actualité, d’information des faits. Le savoir sera ouvert à tous. Le champ des connaissances culturelles sera abordable pour tout à chacun. Mais comment dans ce dédale de productions, acquérir le discernement permettant de mesurer toute cette étendue de savoir et ne pas tomber dans la dilution du savoir, voire la démesure ? À cette question, Joël de Rosnay a répondu ce qui suit : « Christian, c’est une vraie et bonne question. Face à « l’infopollution », une des réponses pourrait être la pratique d’une « diététique de l’information » : savoir sélectionner les sources, filtrer les messages entrants, contextualiser les thèmes pour donner du sens à ce flux continu. Sinon, c’est la boulimie informationnelle, la pléthore qui nous guettent, et donc la démesure que vous signalez très justement. Il nous faudra sans doute apprendre à se « débrancher », à se « déconnecter », pour savoir se rebrancher et se reconnecter sélectivement quand cela est nécessaire. Ce qui implique choix personnels et responsabilisation en fonction de valeurs. C’est sûrement plus de temps et de travail, mais cela en vaut la peine. Peut-être devrons nous aussi remplacer l’excès d’informations par un surcroît de sagesse ! (10) » Ce paradigme de la conception et du partage des connaissances ouvre une voie intéressante et complémentaire nouvelle. Une sorte de contre-pouvoir du savoir actuel mais qui pourra s’avérer utile et efficace à l’avenir.
Le blog – conclusion

Que penser du blog et du phénomène qu’il représente notamment pour le Chrétien ?
Je présenterai ici quelques pistes non exhaustives. Le blog devient ce canal de tous les besoins d’expressions. Il peut permettre de rassembler un ensemble de personnes autour d’un projet collectif ou d’un vivre ensemble. Il ne dépend pas d’un lieu géographique mais d’un intérêt commun. Cependant, il ne fédère pas au point de renforcer les liens qui caractérisent une société stable et solidaire.

Cet éco-système informationnel qu’est le blog, c’est-à-dire un environnement dans lequel nous baignons, favorise une meilleure ouverture à l’expression, au partage, jusqu’à parfois étendre le champs des rencontres. Comme l’affirme Joël de Rosnay : « les jeunes s’expriment vis à vis des autres, et ils se rencontrent physiquement. C’est-à-dire qu’il y a une complémentarité entre le virtuel et le réel. Le blog est une découverte de l’autre qu’on aurait jamais découvert s’il n’avait pas existé et ensuite il envoie des SMS, il faut du Chat… Ils se retrouvent physiquement. On est des corps biologiques, on n’est pas des ectoplasmes numériques. »(11).
Il y a donc un fonctionnement de relations humaines qui entrecroise les rapports habituels géographiques et réels avec ceux virtuels et par centres d’intérêts. Le champ des interdépendances s’étend sous un rapport nouveau des modalités relationnelles.

Le Chrétien dont le témoignage prend normalement une place importante dans sa vie, peut tirer profit de ce nouvel éco-système informationnel. Il adoptera des attitudes communicationnelles différentes. Le blog, mais aussi ce que nous appelons les vlogs qui sont des blogs utilisant images et vidéos, pourront être utilisés pour partager et échanger. Ces nouvelles formes de communication qui en résulteraient risquent de changer sensiblement le rapport à l’église. Celle-ci pourrait avoir à long terme une structure différente sans renier sa raison d’être première, dans la mesure où l’utilisation de cet environnement se démocratiserait et deviendrait un habitus de vie.

L’utilisation du système collaboratif qui se multiplie grâce au phénomène du Blog et du Wiki est une voie que le Chrétien pourrait exploiter. Par exemple, les unités de formation théologiques, bibliques, pourraient être remodelées. Il pourrait être envisagé une collaboration chrétienne d’apport de connaissances, de pratiques touchant au christianisme et toutes les spécialités s’y associant ( les théories théologique, archéologique, linguistique, historique et les pratiques de terrain touchant à la vie d’église, la vie chrétienne dans la société, etc.). Un système de filtrage serait requis pour que le niveau par le haut soit conservé, comme ce qui est pratiqué pour des blogs citoyens(12) ou apprendre de la pratique des encyclopédies collectives (comme Wikipédia) qui n’est pas encore dans sa phase de maturité à construire un modèle semblable. Pourquoi ne pas concevoir une sorte d’encyclopédie chrétienne, dont les sources de production seraient apportées par des chrétiens dans son ensemble. Nous serions évidemment surpris des différences, des contradictions mais aussi des mises en commun subtiles existantes qui, malgré les caractères particuliers des différentes obédiences chrétiennes, marqueront la force de l’évangile ayant touchée tous ceux qui ont rencontré et expérimenté la vie du Christ

Nous avons encore du chemin à parcourir pour en arriver à ce stade de fonctionnement, mais cette utopie réaliste peut déboucher à une pratique réaliste, voire réelle.

Christian Pradel, le 3 mars 2006

(1) Le Monde, Olivier Zilbertin, « Un Français sur dix a créé son Blog sur Internet », 14 octobre 2005, p 15
(2) http://www.nayezpaspeur.ca/blog/2006/02/david_sifry_publie_letat_de_la.html
(3) Le Monde, Bertrand Legendre, « Us et coutume de l’I-génération », 14 octobre 2005, p 15
(4) Journal La Vie, n°3150, 12 janvier 2006
(5) Lire son affirmation au dernier paragraphe « Le blog – conclusion », p 5
(6) Expression tirée du livre de Joël de Rosnay, « La révolte du pronétariat – des mass média aux média des masses », Fayard, 2006, Paris, 251 p
(7) Miguel Benasayag, « Le mythe de l’individu », La découverte/Poche, Paris, 2004, p 104
(8) Michel Maffesoli, « Le rythme de la vie », éd. La Table Ronde, Paris, 2004, p 130
(9) http://fr.wikipedia.org/wiki/Wiki : « Un wiki est un site Web dynamique permettant à tout individu d’en modifier les pages à volonté. Il permet non seulement de communiquer et diffuser des informations rapidement (ce que faisait déjà Usenet), mais de structurer cette information pour permettre d’y naviguer commodément. Il réalise donc une synthèse des forums Usenet, des FAQ (FAQ : foire aux questions) dans le World Wide Web en une seule application intégrée (et hypertexte). »
(10) http://www.pronetariat.com/2006/01/la_rvolte_du_pr_4.html.
Voici son autre réponse à ma question dans un des Chats du journal Le Monde (http://www.lemonde.fr/web/chat/0,46-0@2-651865,55-732205,0.html) « Le risque, effectivement, est une sorte d’info-pollution. Trop de mails à lire, trop de blogs, trop de sites Web intéressants, à quoi il faut ajouter le spam, les messages téléphoniques, les SMS… Et la culture dans tout ça ? D’où l’importance de ce que j’ai appelé précédemment une “diététique de l’information”. Face à la pléthore alimentaire, en tout cas dans les pays riches, on doit se modérer et pratiquer la diététique pour rester en bonne santé. Il me semble en être de même pour notre santé mentale. Nous devons pratiquer la diététique de l’information. Et pour cela, connaître les méthodes, les filtres, les moyens d’acquérir des connaissances en donnant du sens à sa vie personnelle et professionnelle. C’est une pratique essentielle pour survivre à la société de l’information et à la civilisation du tout-numérique »
(11) Emission radiophonique « Les matins de France-Culture » du 19 janvier 2006. Je vous conseille la lecture de Joël de Rosnay, « La révolte du pronétariat », Fayard, 2006, Paris
(12) cf. http://www.agoravox.fr

Références: Groupe “Recherche” Témoins

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